Projet de loi sur la fin de vie : « une rupture profonde dans ce qu’est l’éthique de l’engagement soignant »

23 Mai, 2024

Alors que le projet de loi sur l’« aide à mourir » sera examiné à partir du 27 mai par l’Assemblée nationale (cf. « Aide à mourir » : première étape pour le projet de loi, le Conseil d’Etat), Emmanuel Hirsch, professeur émérite d’éthique médicale à Paris-Saclay et auteur de Soigner par la mort est-il encore un soin ?, dénonce, dans un entretien publié par Factuel, ce texte qui propose de « faire mourir sur décision médicale ». Alors que 70 % des patients qui en auraient besoin n’ont pas accès aux soins palliatifs, il défend le « droit à vivre ».

 

Pour présenter le nouveau « modèle de fin de vie », Emmanuel Macron a choisi l’expression « aide à mourir », plutôt que suicide assisté et euthanasie. Pourquoi le chef de l’Etat ne souhaite pas utiliser ces deux termes ?

Emmanuel Hirsch : Permettez-moi tout d’abord de réfuter le recours à la notion de « modèle », s’agissant d’un projet législatif favorable à la libéralisation de l’acte létal. S’il était un « modèle », ou du moins une approche préférable, cela concernerait plutôt la loi 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie. Ce texte s’opposait à l’obstination déraisonnable, et énonçait que prévenir et atténuer une souffrance « réfractaire » est un impératif pouvant justifier les conséquences collatérales de l’usage de certains protocoles médicamenteux : abréger la vie sans en avoir l’intention. Cette loi a été considérée comme « éthique », et compatible avec les valeurs et les missions dont sont comptables les professionnels de santé. Engager sa révision en 2012, c’était abolir un modèle français humaniste, prudent, bienveillant et juste de ce qu’incarnent nos responsabilités auprès de celui qui va mourir. Depuis la loi de 2016, qui avait été présentée dès son vote comme transitoire, il paraissait évident que le processus législatif mènerait inévitablement au suicide assisté et à l’euthanasie.

Pour revenir à votre question relative à la sémantique choisie par le chef de l’Etat, rappelez-vous que le 13 septembre 2022, le jour même où il annonçait sa volonté d’une évolution législative, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) rendait public son avis n° 139 « Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité » (cf. Avis du CCNE sur l’euthanasie : une « révolte métaphysique »). L’intitulé était aussi dilatoire que la terminologie présidentielle. Il n’y est pas mentionné l’« aide à mourir ». Par le passé, les membres du Comité ont assumé avec un autre courage, et sans subterfuges, la responsabilité de leurs préconisations. Ainsi, le 27 janvier 2000, le CCNE évoquait explicitement, dans son avis n° 63 « Arrêt de vie, fin de vie, euthanasie », une possible « exception d’euthanasie ». Vingt-deux ans plus tard les membres de l’instance éthique nationale préfèrent les euphémismes, comme si les termes étaient inconvenants, qu’il fallait s’en protéger (cf. Euthanasie : « ce n’est pas le mot qui est violent, c’est bien l’acte qu’il désigne »).

Il en est de même dans l’intitulé du projet de loi : « relatif à l’accompagnement des malades et de la fin de vie ». L’accompagnement par la mort donnée y est présenté au même titre que l’accompagnement palliatif, qui pourtant, à son opposé, propose l’humanité d’une relation et d’un soin respectueux de la personne sans abréger son existence (cf. Fin de vie : « ne dévoyons pas les soins palliatifs »). Mobiliser des concepts moraux, ou philosophiques, pour légitimer la recevabilité d’un homicide médicalisé suscite la confusion à propos de ce qu’accompagner et soigner signifient. C’est refuser d’énoncer clairement que l’« aide à mourir » signifie faire mourir sur décision médicale, dans un cadre prescrit par le législateur. Cette stratégie politique, adossée à la caution éthique, ne trompe personne (cf. Projet de loi sur la fin de vie : « une manipulation sémantique, juridique et politique »). Je déplore cette rhétorique tentant en vain de dissimuler ce qui à juste titre fait débat, et doit être discuté loyalement (cf. Projet de loi sur la fin de vie : « une voie pavée de tromperies »).

Vingt-deux ans après le vote de la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, qui instaure les principes de la démocratie sanitaire, nous méritons mieux que ces circonvolutions approximatives. Elles sont révélatrices à la fois du peu de considération témoignée à la société civile, et de la difficulté de considérer l’« aide à mourir » comme objet d’un arbitrage politique.

Pourquoi jusqu’ici la loi interdisait-elle fermement l’« aide à mourir » ?

EH : Ce n’est pas la loi seulement qui fondait l’interdit de l’acte létal. Il y va de principes qui s’inscrivent dans la continuité d’une philosophie de l’accompagnement humain et social de la personne vulnérable ou malade, jusqu’au terme de son existence (cf. « Etre regardés, soulagés, accompagnés, mais pas tués »). Il n’est donc pas possible d’affirmer que l’évolution législative ne produira pas une rupture profonde dans ce qu’est l’éthique de l’engagement soignant et, au-delà, d’un point de vue anthropologique (cf. Euthanasie ou suicide assisté : « une brèche dans un rempart de sagesse »).

Confondre l’accompagnement dans le cadre d’une approche humaniste palliative avec l’« aide médicale active à mourir », c’est provoquer une confusion là où l’esprit de rigueur s’impose. S’il s’agit là du « modèle français de la fin de vie » que le chef de l’Etat appelait de ses vœux, au regard d’autres législations qui nous ont précédés dans la « libération de la mort donnée », nous pouvons déjà constater que nous avons échoué.

Aux Etats-Unis, l’Etat d’Oregon qui a légiféré en 1997 sur l’assistance médicale au suicide n’a jamais envisagé de manière concomitante une loi favorable à l’euthanasie (cf. Suicide assisté : l’Oregon, un « exemple » aussi pour les dérives). Selon l’argumentation développée dans le projet de loi actuel, notre spécificité sera d’assimiler droits des malades, soins palliatifs et « aide active à mourir », dans la continuité d’une même démarche (cf. « Aide active à mourir » et soins palliatifs doivent être dissociés exhortent des députés). Comme si respecter les droits fondamentaux de la personne, lui témoigner la sollicitude de soins de vie jusqu’à sa mort, relevait d’une cohérence aboutissant à pratiquer, à sa demande, un acte létal assumé comme une dernière « liberté ».

Personne ne conteste aujourd’hui que tenter d’énoncer dans la loi, forcément générale et normative, les critères qui délimiteraient strictement son champ d’application s’est avéré vain dans les pays qui ont cru pouvoir contrôler les protocoles et les procédures de la mort médicalisée (cf. Les dérives inquiétantes de la pratique de l’euthanasie en Belgique).

Chaque existence est singulière, toute fin de vie est l’achèvement d’un parcours personnel. Viser un texte de loi qui énoncerait en termes de « droits » les critères d’éligibilité à la mort médicalement administrée est une démarche forcément délicate à l’égard des situations dites « exceptionnelles », qui seraient identifiées pour autoriser l’« aide active à mourir ». La notion de « justice » a été invoquée pour revendiquer leur application, y compris en faveur de personnes qui ne seraient pas en fin de vie ou qu’une maladie psychiatrique entraverait dans leur faculté de discernement. A ce propos, demandons-nous si certaines maladies, certaines souffrances seraient plus « indignes » à vivre que d’autres ? C’est une critique qui a été invoquée pour justifier l’extension des législations relatives à l’euthanasie dans les pays qui affirmaient initialement être en mesure d’en circonscrire les pratiques (cf. Euthanasie des mineurs : Qu’est-ce qui a convaincu les médecins que les cas de ces enfants étaient désespérés ?).

Le Gouvernement doit-il d’abord donner les moyens aux Français de vivre et de « vieillir dignement », avant de les « aider » à mourir dans cette même dignité ? 

EH : Il est justifié de se demander de quel état d’esprit sont révélateurs nos débats relatifs à la fin de vie médicalisée, alors que notre préoccupation devrait tout d’abord porter sur les conditions de vie.

La maladie et le vieillissement au long cours nous exilent trop souvent aux confins de la vie, avec un sentiment de mort sociale qui devrait solliciter une mobilisation et des évolutions d’une toute autre signification qu’octroyer à la personne le « droit de mourir ». Le manque de réponses dignes, en termes d’accueil et de suivi, ne saurait justifier de destituer la personne du droit d’exister encore parmi nous (cf. Fin de vie : promouvoir un temps du « vieillir digne »).

Les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), les unités de soin de longue durée, au même titre que les établissements accueillant des personnes en situation de handicap, sont apparus ces dernières années comme les symboles du « mal vivre » et du « mal mourir ». Dimanche 24 mars 2024, une enquête diffusée sur M6 nous a rappelé les manquements dramatiques, discriminatoires et maltraitants à l’égard de personnes en situation de handicap. Notre indifférence y est aussi responsable que le déficit de contrôles administratifs, dans un contexte d’exercice professionnel qui s’est dégradé, faute de reconnaissance du service rendu et de moyens à hauteur des enjeux. Nos représentations péjoratives de la mort médicalisée justifient l’urgence d’une mobilisation politique sans rapport avec l’octroi compassionnel d’une mort choisie et anticipée, proposée comme acte de fraternité et de délivrance « digne ».

Aussi libérale soit‐elle, aucune législation ne nous permettra de surmonter les dilemmes de notre confrontation à l’expérience intime et ultime d’une fin de vie. Il serait nécessaire de repenser nos responsabilités auprès de ceux qui veulent ou vont mourir, autrement qu’en termes de loi légitimant le protocole d’une mort médicalisée.

Qu’est-ce qui a évolué dans nos sociétés pour que des pays comme le Canada, et maintenant la France, proposent ouvertement ce dispositif ?

EH : Je ne me prononcerai pas sur la loi relative à l’« aide médicale à mourir » adoptée au Canada le 17 juin 2016. La même année, en France, la loi du 2 février 2016, créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, s’est efforcée de trouver un compromis transitoire, faute pour François Hollande d’aboutir dans sa proposition électorale en faveur « d’une assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité ». Il est évident que la loi de 2016, qui promeut la sédation profonde et continue jusqu’au décès, ne satisfait pas ceux qui refusent cette forme de sédation euthanasique ou d’agonie lente (cf. La mort par sédation ou le reniement de nos devoirs d’humanité). Interrompant toute possibilité de relation, cette sédation terminale équivaut à un coma thérapeutique irrévocable (cf. La loi sur la « sédation profonde et continue jusqu’au décès » ne suscite pas l’engouement annoncé). Les proches et les professionnels vivent très difficilement l’altération du corps du malade pendant cette « sédation euthanasique », distincte de la sédation proportionnée, réversible et graduée utilisée en soins palliatifs pour que la personne puisse maintenir le plus longtemps possible une communication avec ses proches. Vincent Lambert est ainsi mort 9 jours après que le protocole létal lui avait été administré (cf. Emmanuel Hirsch : L’affaire Vincent Lambert, « un échouement éthique et politique dont nous devrions tirer quelques leçons »).

J’ajoute que les professionnels de l’hôpital public dénoncent l’incapacité à assumer leurs missions dans un contexte de pratiques dégradées, ceux du médico-social témoignent de situations d’épuisement et de vulnérabilité qui altèrent le sens et la capacité de leurs engagements. Nos valeurs communes semblent abrasées par des mutations, des adaptations contraintes au nom de critères discutables, ainsi que par des renoncements qui accentuent les injustices, les replis individualistes, et le doute sur ce qui fait encore sens, sur ce qui nous importe et fait société (cf. Fin de vie : ne consentons pas aux mêmes « transgressions éthiques » que lors de la pandémie).

C’est néanmoins dans ce contexte de crises profondes que l’exécutif considère que notre souci du « bien commun » sera renforcé par l’expression d’une « compassion publique », affirmée dans les droits extensibles de « l’aide à la mort médicalisée ». Qu’en est-il en pratique de nos devoirs de fraternité et de non-abandon à l’égard de la personne qui éprouve une souffrance de vie, au point d’être parfois amenée à considérer l’anticipation de sa mort préférable à une survie insupportable, indigne d’être vécue ? (cf. « Là sont l’urgence et la fraternité : offrir à tous un droit effectif à être soigné et accompagné dignement ») C’est de cette interrogation que nous devrons être dignes dans les prochains mois, au cours du débat parlementaire qui accompagnera la rédaction définitive du projet de loi sur l’« aide à mourir ».

A la tribune de l’Assemblée nationale, le député du groupe Les Républicains Philippe Juvin, a estimé qu’« il y a un risque que certains patients choisissent par défaut le suicide assisté », faute d’accès aux soins palliatifs. Est-ce que vous partagez ce constat ? 

EH : Je suis attentif à la pertinence des arguments développés depuis quelques mois par la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP), à l’expertise des personnes les plus concernées par ce que pourraient être les conséquences de la législation annoncée (cf. Fin de vie : connaître la réalité avant de se prononcer). Il ne s’agit plus d’opposer la culture euthanasique à la culture palliative, une controverse me semble-t-il dépassée, même si ce qui distingue ce qui demain sera optionnel ou alternatif concerne une certaine idée de nos devoirs d’humanité.

Il est tendancieux d’affirmer que l’évolution législative envisagée parviendra au même respect des droits des personnes sollicitant l’euthanasie ou le suicide assisté, qu’au droit dit universel de bénéficier des soins palliatifs. Quelle aura été l’attention pratique consacrée par les instances publiques à la mise en œuvre de la loi du 9 juin 1999 visant à garantir l’accès aux soins palliatifs ? Ce ne sont donc pas les plus de 3 milliards d’euros annoncés sur les 10 prochaines années qui contribueront au développement de l’approche palliative, certainement plus complexe à mettre en œuvre que l’injection de la dose létale (cf. Des soins palliatifs en crise, et les belles promesses de l’Exécutif).

Les acteurs des soins palliatifs ont le sentiment qu’ils défendent à contre-courant une cause délégitimée par toutes sortes de propos réfractaires aux principes dont ils s’estiment être les garants (cf. « On ne peut pas développer tout un discours sur les soins palliatifs et fermer une unité »). Au-delà des promesses convenues, dont on peut douter de leur crédibilité, ces professionnels savent mieux que d’autres ce que signifie accompagner en humanité une personne au terme de sa vie, ce qui n’a rien à avoir avec l’« aide active à mourir » que l’Etat souhaite instaurer (cf. Projet de loi sur la fin de vie : « le mépris affiché à l’égard de soignants désormais qualifiés de secouristes à l’envers).

Que l’on considère que le professionnel de santé pourrait à la fois être acteur du soin dans sa continuité jusqu’à la mort, et « provocateur intentionnel de la mort », interroge le fond même de l’acte soignant, de la déontologie (cf. Fin de vie : « médecine de l’accompagnement » ou « médecine de la mort donnée » ?). Le dernier acte d’un soin est un soin.

La loi a pour fonction d’être protectrice des intérêts, et d’être en quelques sorte garante du bien commun, des valeurs de notre démocratie. Depuis 1999, ces éléments de vigilance ont été posés et discutés de manière itérative. Inutile d’en débattre davantage. Il nous faudra désormais assumer les conséquences humaines, sociales et éthiques d’une législation favorable à la mort donnée (cf. Fin de vie : le débat va « fracturer les différents groupes politiques de l’intérieur, en plus de fracturer le société »). Rien dans l’expérience tirée des pays qui nous ont précédés dans la libéralisation de l’euthanasie n’est de nature à convaincre que ces sociétés ont gagné en fraternité, en dignité, en liberté, en autonomie, en solidarité, en justice, ou plus simplement en humanité.

 

Cet entretien a été reproduit ici avec l’accord de son auteur.

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