Avis du CCNE sur l’euthanasie : une « révolte métaphysique »

Publié le 23 Sep, 2022

Délaissant la traditionnelle rhétorique autour de la « mort dans la dignité », le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE), dans son avis 139 sur les Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité, propose une nouvelle justification « éthique » à l’euthanasie. Gènéthique fait le point avec le philosophe Pascal Jacob sur les implications de cette évolution sémantique.

Dans son nouvel avis, le CCNE a quasiment abandonné la notion de dignité de la personne, de fait très contestée, comme étant susceptible de justifier l’euthanasie. Désormais, il place la « délibération éthique (…) au niveau de l’appréciation de la valeur du droit à la vie »[1]. Plus loin, il affirme « que le respect du droit à la vie ne vaut pas devoir de vivre une vie jugée insupportable par celui ou celle qui la traverse. Il n’y a pas d’obligation à vivre ». Il considère aussi que « le droit à la vie peut être mis en balance avec d’autres valeurs, notamment celle du respect de la liberté de disposer de soi-même ». Cette nouvelle perspective adoptée par les partisans d’une euthanasie plus radicale repose sur plusieurs éléments.

Hors son corps

Le premier que l’on peut nommer est une insistance toujours plus grande sur la liberté conçue comme autonomie individuelle. Pour gagner cette liberté, l’individu moderne se désengage de son corps. Comment cela est-il possible ? Mon corps est une chose pesante et matérielle sur laquelle s’exerce des forces : les forces de mon environnement, des autres corps, mais aussi la force de ma volonté. Or, comme le souligne Hannah Arendt, la force transforme en chose ce sur quoi elle s’exerce. Le corps est donc devenu une chose sur laquelle s’exerce des puissances.

Cette liberté est affranchie du corps, sans doute un des derniers obstacles à une parfaite liberté. Ce corps est une chose dont le moi peut disposer, parce qu’il en est propriétaire. Cette relation de propriété n’est possible que parce qu’il est une chose, comme on vient de le voir. En faire une chose permet au moi d’échapper aux forces qui s’exercent sur son corps, et donc pas sur lui.

Cette désincarnation de l’individu s’accorde assez bien avec la numérisation du monde, telle que nous la promet le métavers. Ce n’est pas véritablement une « nouvelle pensée », car elle n’est qu’un moment de l’histoire de cette mise à distance du corps qui, de la gnose à nos jours, passe par les Cathares puis Descartes. Ce qui est nouveau, c’est que l’individu moderne commence à croire que la technologie moderne, chirurgicale ou numérique, met enfin à sa portée ce rêve d’une existence dans laquelle le corps n’est plus une force de résistance.

Dans Gorgias, Platon nous présente la figue de l’homme qui considère que le monde n’est rien d’autre qu’une création du langage. Je suis ce que je dis que je suis, et les choses ne sont rien d’autre que ce que je dis qu’elles sont. Ma dignité ne tient donc pas à ce que je suis, mais à ce que j’en dis. C’est pourquoi une personne « qui considère que son état n’est plus compatible avec ses propres exigences de dignité » ne peut se voir opposer sa dignité, puisqu’elle en est la mesure.

L’idée que « je vis dans un corps » a remplacé chez certains l’idée que « je suis mon corps ». En témoignent les croyances selon lesquelles le sexe de mon corps pourrait ne pas correspondre au genre de ma personne. Le corps est un étranger qui doit se soumettre ou se voir congédié.

Des droits et des devoirs ?

Un autre changement notable est le passage de l’affirmation des droits à la négation des devoirs. Un homme seul sur une île n’a ni droits ni devoirs, parce que ces notions impliquent la présence d’autrui. L’affirmation des droits implique donc la reconnaissance d’autrui, lui aussi sujet de droits. De telle sorte que l’affirmation de mes droits sera toujours limitée par la reconnaissance des droits d’autrui : mon droit de mourir se heurte au droit d’autrui de ne pas donner la mort.

Comment ne pas voir là un désengagement, non plus seulement du corps, mais également de la communauté humaine ? N’ayant pas de devoirs, l’individu parfaitement libre est celui qui peut même renoncer à son droit de vivre, et qui n’a donc besoin de la communauté que pour s’en défaire. Renonçant à sauver un monde trop hostile, il préfère se sauver du monde.

La vie, le premier des biens

« La délibération éthique se situe au niveau de l’appréciation de la valeur du droit à la vie », estime le CCNE.

Il n’est pas possible de sortir de ces contradictions tant que nous raisonnons en termes de valeurs, et non en termes de biens. En effet, on invoque facilement les « conflits de valeurs » pour justifier les transgressions auxquelles nous finissons par nous habituer.

Il faut se souvenir que la vie n’est pas une valeur mais le premier et le plus fondamental des biens pour un être humain. C’est la raison pour laquelle le don de sa vie est une grande chose : donner sa vie, préférer autrui à sa propre vie, n’est un acte de générosité que parce que, en toute justice, je ne dois pas ma vie à autrui. La générosité dépasse ici la justice.

Une valeur est relative à une volonté : un objet de collection a, pour le collectionneur, une valeur qu’il n’a pas pour les autres. C’est donc l’intérêt que j’ai pour une chose qui lui donne de la valeur.

Il n’en est pas de même d’un bien. Un bien au contraire possède une certaine objectivité. Le premier bien, pour toute chose, est sa propre existence, et par dérivation tout ce qui conserve et accomplit son existence. Dire que la vie est le premier des biens, c’est reconnaître qu’il est le fondement de tous les autres.

Si donner sa vie est la plus grande générosité, qui dépasse l’ordre même de la justice, la mépriser de façon tout à fait consciente et délibérée (je ne parle pas du désespéré qui met fin à ses jours) est probablement l’acte d’ultime orgueil de l’individu qui veut ne se recevoir ni d’autrui, ni du monde, et encore moins de Dieu. Il s’agit là d’une révolte métaphysique des plus violentes d’un individu désespéré qui préfère abandonner le monde à son triste sort.

[1] CCNE, Avis 139, Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité, p. 26. Toutes les citations de ce document renvoient à cette même page.

Pascal Jacob

Pascal Jacob

Expert

Après des études de Philosophie à la Sorbonne et à l’IPC, il enseigne en Lycée puis, l’agrégation obtenue, dans divers établissements supérieurs : l’IPC, l’Institut Albert le Grand à Angers, le séminaire interdiocésain de Nantes, et enfin l’Institut de Soins Infirmiers de Laval. Il a dirigé entre 1994 et 2000 le scolasticat des sjm. Depuis 2008, il fait partie de la commission diocésaine de bioéthique. Il a publié en 2008, "L’Ecole, une affaire d’Etat ?" chez Fleurus, en 2012 "La morale chrétienne est-elle laïque ?" chez Artège, en 2015 "La morale chrétienne, carcan ou libération ?" chez DDB. Il participe aux activités de l’association « Objection », dont l’objet est d'étendre la reconnaissance du droit à l’objection de conscience.

Partager cet article

Experts

[authoravatars page_size=6 order=last_name,asc show_name=true roles=contributor avatar_size=160]

 

Textes officiels

 

Fiches Pratiques

Bibliographie

Lettres

Recevez notre lettre hebdomadaire

Recevez notre lettre hebdomadaire

Chaque semaine notre décryptage de l'actualité bioéthique et revue de presse.

Votre inscription a bien été prise en compte.