Fin de vie : ne consentons pas aux mêmes « transgressions éthiques » que lors de la pandémie

22 Mar, 2024

La gestion de la pandémie a conduit au pire qui puisse s’observer en matière d’adieux. Quatre ans après, les annonces d’Emmanuel Macron sur la fin de vie laissent penser que nous n’avons pas tiré les leçons de cet épisode regrette Laurent Frémont, enseignant à Sciences Politiques Paris, fondateur du collectif Tenir ta main, et auteur du rapport Droit de visite et lien de confiance (cf. Ehpad : « des ruptures anthropologiques inédites » lors de la crise du Covid-19), dans une tribune publiée par le Figaro.

Il y a quatre ans, la France entrait dans le « grand confinement ». Les autorités, au nom d’une « idolâtrie de la vie », édictaient des mesures sanitaires qui ont restreint les libertés individuelles et publiques de manière inédite (cf. Covid-19 : une « révolution sanitariste » ?).

Alors que, inexorablement et discrètement, s’éloigne cette période sombre que nous préférerions oublier, nous avons le devoir moral de regarder en face les transgressions éthiques auxquelles nous avons collectivement consenti, avec indulgence pour leurs protagonistes, mais avec lucidité sur leur nature.

Il ne s’agit pas ici de contester le devoir de l’État d’assurer la protection de la santé de ses citoyens. Mais ce rôle légitime est l’expression d’un biopouvoir dont les circuits décisionnels ont pu produire des recommandations, des injonctions, des obligations qui, en se voulant protectrices, ont généré bien des souffrances, en oubliant que les êtres humains sont des êtres de chair. Trop souvent, les dispositions prises ont essentiellement ciblé les dimensions biologiques de l’existence, sans accorder l’attention nécessaire aux aspects psychologiques, sociaux, anthropologiques qui donnent sens à la vie.

« Une atteinte grave à la ritualité de la mort et au travail de deuil »

Parmi ces protocoles, les plus transgressifs concernent notre traitement de la fin de vie. Un grand nombre de personnes âgées et de patients ont été contraints à la solitude absolue dans les derniers moments de leur existence, et confrontés à un manque, à une béance : l’absence des proches, que nulle autre présence ne pourrait totalement remplacer, dans des instants où se disent et se vivent tant de paroles, de silences, d’émotions, que l’on a peine à croire qu’ils puissent faire humainement l’objet d’une réglementation (cf. Personnes âgées et Covid : « La mort relationnelle est-elle moins grave que la mort biologique ? »).

La gestion de la pandémie a conduit au cumul du pire qui puisse s’observer en matière de derniers adieux, dont il ne faut pas se lasser de répéter qu’ils sont indissociables de la condition humaine. En interdisant aux proches de voir le visage du défunt, en restreignant les rites funéraires, en le précipitant dans un sac plastique, nu, sans toilette funéraire, en interdisant l’adieu, c’est une atteinte grave à la ritualité de la mort et au travail de deuil qui a été portée (cf. Covid-19 : « La réparation des vivants passe par la séparation d’avec les morts »). Comme si les autorités fermaient, au nom d’on ne sait quelle légitimité juridique ou sanitaire, le défunt au regard de celles et ceux qui l’aimaient.

Phase ultime de la ritualité funéraire, les obsèques ont été limitées, voire empêchées. Il ne faut pas négliger la rupture anthropologique que constitue cette dénégation d’un dénominateur commun de l’histoire humaine. La mort dans l’humanité s’est toujours accompagnée de rituels, certes très dissemblables dans l’espace et dans le temps, mais réunis autour d’un fondement commun, à savoir l’hommage et le dernier adieu au corps du défunt, indissociable de la personne dont le visage est la manifestation au monde, son épiphanie, disait Levinas.

Des repères éthiques insuffisamment ancrés ?

C’est ainsi que la mutilation des rituels de la mort et du deuil, liée à la peur irraisonnée de contaminations, a entraîné des souffrances d’une violence inouïe et qui, dans nombre de cas, seront longues à cicatriser. Il y eut dans cette action sanitaire administrée une forme de barbarie moderne, car elle bannissait l’expérience vive du lien, du souffle et du mourir, pour y substituer un traitement abstrait défigurant chaque vie vécue, déchirée, puis perdue.

L’argument du moindre mal révèle ici son aporie, qui, de moindre mal en moindre mal, nous conduit toujours vers le pire : comme nous le rappelle Hannah Arendt, « ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal ».

Or, si nos repères éthiques ont pu être balayés si rapidement, c’est bien qu’ils n’étaient pas suffisamment ancrés au sein de notre conscience commune ; si les défunts ont été considérés avec si peu de dignité, c’est bien parce que la finitude de notre condition s’était peu à peu effacée de nos sociétés ; si les protocoles se sont imposés avec tant de facilité c’est bien parce que notre sens de la sollicitude était dévoyé.

Les morts reclus de la pandémie ne pourront nous quitter, et nous ne pourrons les laisser reposer en paix que si nous les rappelons en notre présence, et refaisons avec eux le chemin de la fin, en évitant ce qui a pu éroder notre humanité. C’est à cette condition que nous pourrons alors sceller notre sort commun par un adieu prononcé, tout autre que celui que l’épidémie imposa, atone et métallique.

Les mêmes transgressions

Les annonces récentes du président de la République sur la fin de vie nous permettent malheureusement d’en douter (cf. Projet de loi sur la fin de vie : « une voie pavée de tromperies »). On y voit la même verticalité de la décision, lorsque ce sujet devrait faire l’objet d’une concertation démocratique poussée (cf. Fin de vie : une vraie concertation ?). On y perçoit la même vision technicienne qui revient à enfermer la mort dans un corset juridique et procédural (cf. Fin de vie : « médecine de l’accompagnement » ou « médecine de la mort donnée » ?). On y trouve la même dénaturation du langage qui masque la réalité (cf. Euthanasie : la corruption des mots précèdera-t-elle la corruption des actes ?): après avoir utilisé un registre martial inapproprié lors de la pandémie, Emmanuel Macron parle de « regarder la mort en face » en se refusant pourtant de nommer ce qu’il préconise d’instaurer. On y retrouve la même violence d’une décision ficelée à la va-vite et sans réflexion approfondie, négligeant l’apport essentiel des sciences humaines, et méprisant l’expérience des soignants (cf. Projet de loi fin de vie : les soignants ont l’impression de se « faire marcher dessus »). On y constate la même violence d’une politique sanitaire contrainte de s’adapter à son cadre budgétaire, et non l’inverse. On y voit clairement se dessiner un « acharnement autonomique » qui court le risque d’abandonner la personne vulnérable à une froide solitude décisionnelle, au nom d’une conception extrémiste de l’autonomie qui rompt avec le principe de fraternité (cf. Suicide : ne dévoyons pas « le sens de la fraternité, au nom d’une liberté mal comprise »).

Alors qu’on jette un voile pudique sur les morts solitaires, les consciences bafouées, les deuils escamotés et les vies lacérées, nous avons le devoir de regarder en face ce qui nous a collectivement blessés, en prenant le risque de la fraternité, de l’accompagnement jusqu’au bout et du souci de l’autre, cette résistance humble, mais pourtant irremplaçable (cf. « Etre regardés, soulagés, accompagnés, mais pas tués »).

 

Cette tribune est intégralement reproduite ici avec l’accord de son auteur.

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