Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale à l’université de Paris-Sud – Paris-Saclay, sort aujourd’hui son nouveau livre Mort par sédation – Une nouvelle éthique du « bien mourir » ? (Editions érès, 209 p. 13 euros). Acteur fidèle de la concertation nationale sur la fin de vie (1), Emmanuel Hirsch développe une lecture critique de la loi Claeys-Leonetti et repense le « mourir en société ». Son ouvrage n’est autre que la « promesse de ne pas déserter » la personne malade ou en fin de vie. Interview.
Votre livre présente un constat critique de la concertation nationale sur la fin de vie voulue par François Hollande en juillet 2012. Elle aboutit aujourd’hui à la loi du 2 février 2016 dont les décrets d’application ont été publiés le 5 août dernier. Pour vous, il y aurait même une forme de tromperie dans l’affirmation de pseudo « nouveaux droits » ?
La loi du 2 février 2016 créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie ne tient pas les promesses d’une approche plus humaine et respectueuse de la personne en phase terminale de son existence. Elle déçoit à la fois ceux qui attendaient que soient effectivement reconnus les droits de vivre dignement sa vie malgré la maladie incurable ou le handicap, et ceux qui revendiquaient leur « droit à la mort », une légalisation de l’euthanasie. Il est du reste déjà annoncé que cette loi dite consensuelle n’est que transitoire, et que dans un contexte davantage apaisé il sera possible demain d’aller plus avant dans l’approche du « faire mourir »…
La complexité de circonstances humaines toujours personnelles ne pouvait pourtant qu’inciter à la prudence, à la retenue, à l’arbitrage circonstancié, et parfois même, dans les situations extrêmes de souffrances réfractaires aux tentatives de soulagement, à une transgression sous condition de l’interdit de tuer, « par exception », sous forme de sédation profonde et continue. Ce qui est ici engagé tient à nos conceptions des valeurs de dignité, de liberté et de droit, à une représentation également de la vocation du médecin. Dans un contexte où d’autres urgences mobilisaient la société française frappée par le terrorisme qui tue, le législateur a choisi un curieux compromis entre « droit aux soins palliatifs » et « droit à la sédation profonde et continue », instituant une démarche compassionnelle à ce point ambivalente et équivoque dans ses conséquences que l’on sait dès à présent qu’elle ne résistera pas longtemps à l’épreuve du réel.
Pour vous, au nom d’une conception du « bien mourir » que vous interrogez, cette loi rend possible une assistance active en fin de vie. Vous posez même une question : évolue-t-on vers un nouveau droit à l’euthanasie ?
Avec la loi du 2 février 2016, notre société fait aujourd’hui le choix de légaliser une autre approche du mourir. Il convient désormais d’intégrer le modèle d’un « bien mourir » opposé au « mal mourir », figure emblématique de l’inacceptable et de l’insupportable ainsi fustigés. Pour nos politiques, il s’est avéré préférable d’ériger des symboles et de proclamer de « nouveaux droits », alors qu’il s’agissait, dans un contexte qui justifiait des choix courageux davantage que des reniements contestables, de contribuer à rendre déjà effectives les pratiques inspirées par la philosophie des soins palliatifs. Depuis la loi du 9 juin 1999 garantissant l’accès aux soins palliatifs, « toute personne malade dont l’état le requiert a le droit d’accéder à des soins palliatifs et à un accompagnement » (article 1).
À défaut d’avoir été en capacité d’intervenir sur le « bien vivre », ce « vivre avec » revendiqué comme un droit fondamental par les personnes malades et leurs proches, nos responsabilités se sont figées dans la préoccupation de leur assurer un « bien mourir ». Les règles du vivre ensemble s’étendront demain à l’administration – reconnue comme un droit – d’une sollicitude active dans la mort. Car la fin de vie n’est plus perçue que dans ses expressions les plus extrêmes. Comme une « souffrance totale » estimée incompatible avec une conception actuelle des droits de la personne.
L’analyse que vous développez dans votre livre vise à repenser comment « mourir en société ». Faute de cette mobilisation politique, c’est une idée des valeurs du vivre ensemble qui serait compromise ?
« Éviter toute souffrance et de ne pas prolonger inutilement sa vie » récapitule désormais dans une prescription lapidaire nos devoirs d’humanité à l’égard d’une personne atteinte « d’une affection grave et incurable ». Face au « mal mourir » qui est l’expérience d’une souffrance existentielle profonde et complexe, notre souci de dignité se satisfera désormais de la perspective d’un « traitement à visée sédative et antalgique ». Peut-on encore soutenir que nos responsabilités auprès de celui qui souffre engagent autrement que dans la seule indication d’une sédation profonde, continue, terminale, voire euthanasique ? Lui témoigner notre considération et le soutenir, n’est-ce pas être auprès de lui et de ses proches lorsque l’exigence de confiance tient à la qualité d’une présence vraie et à la promesse de ne pas déserter ? N’est-il pas de l’ordre de nos obligations que de contribuer à une mobilisation politique qui permette à chacun, dans les faits, de parvenir au terme de son existence sans avoir été contraint à faire le deuil anticipé de sa dignité et de sa citoyenneté ? Au point de ne plus attendre de la société que l’acte d’une mort par compassion, d’une mort sous sédation, d’une mort médicalisée.
(1) Pour lire les prises de paroles d’Emmanuel Hirsch lors de la concertation nationale sur la fin de vie:
– Fin de vie : Le Sénat et l’Assemblée nationale en passe de voter l’euthanasie
– PPL Claeys Leonetti : les limites de la mort sous sédation
– Des références oubliées sur la fin de vie
– La PPL Claeys-Leonetti, dernière étape avant la légalisation de l’euthanasie?
– Le “désastre” de la PPL Claeys-Leonetti
– Emmanuel Hirsch salue le courage des sénateurs sur la PPL Claeys Leonetti
– Emmanuel Hirsch : la PPL Claeys Leonetti, un texte “ambigu” et “impraticable”
– [colloque au sénat] Les critiques de la proposition de la Claeys-Leonetti
– [Tribune] Emmanuel Hirsch : “L’idéologie du bien mourir imposera demain ses normes”
– Emmanuel Hirsch appelle à ne pas légiférer sur la fin de vie