Fin de vie : combattre résolument « la rumeur eugéniste qui s’amplifie »

Publié le 9 Fév, 2024

Erwan Le Morhedec, avocat, essayiste et auteur de Fin de vie en République. Avant d’éteindre la lumière réagit à la couverture médiatique accordée au journaliste Thomas Misrachi, militant de l’ADMD, qui raconte, dans son livre Le Dernier Soir, comment il a “accompagné” une amie de 77 ans qui souhaitait se donner la mort . En défendant ce “droit”, il promeut une rhétorique dangereuse fondée sur l’utilité sociale des individus s’indigne Erwan Le Morhedec. Un discours ultra-individualiste d’abandon qu’il dénonce.

Il est grand temps que chacun sorte de sa torpeur et combatte résolument la rumeur eugéniste qui s’amplifie. Certes pas un eugénisme injonctif, mais un conditionnement eugéniste, qui étend maintenant son emprise à la fin de la vie, dans une inquiétante connivence médiatique.

Après bien d’autres plateaux, le journaliste de LCI et militant de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), Thomas Misrachi, a bénéficié sur sa propre chaîne de pas moins de quinze minutes pour faire la promotion de son livre, Le Dernier Soir, consacré à son accompagnement du suicide de Jacqueline Jencquel (cf. Après avoir annoncé sa mort, Jacqueline Jencquel renonce à mettre fin à ses jours). Vice-présidente de l’ADMD, elle avait décidé de se suicider, non parce qu’elle était malade, mais parce qu’elle refusait de vieillir. Sur le plateau, on a vanté son courage, comme celui de Thomas Misrachi. Le journaliste a pu développer sa philosophie devant cinq confrères sans un soupçon de contradiction, avec même un frisson d’admiration. Épisode isolé ? N’oublions pas que le 11 octobre dernier le service public offrait déjà un prime time à Line Renaud, marraine de l’ADMD tout auréolée de la grand-croix de la Légion d’honneur, pour y diffuser son téléfilm consacré au suicide d’un couple d’octogénaires (cf. « Le prochain voyage » : quand le service public fait la promotion du suicide assisté).

« Une peur et un mépris insondables pour la vieillesse »

Les paroles de Thomas Misrachi sont empreintes d’une peur et d’un mépris insondables pour la vieillesse. Mais, étonnamment, c’est le courage qui est célébré alors que, comme l’a tout de même relevé Julien Arnaud sur le plateau, le mot « peur » revient quarante-huit fois dans le livre. C’est bien la peur qui motive une « philosophie » qui invite à se donner la mort à 78 ans (cf. Fin de vie : La peur ancestrale de la mort serait-elle remplacée par la peur de la vieillesse ?).

S’agissant de Jacqueline Jencquel, il déclare qu’elle était « arrivée au moment de sa vie où elle n’avait plus rien à construire » (cf. Une femme de 75 ans euthanasiée car « la vieillesse, c’est affreux »). A 78 ans, il n’y aurait donc plus rien à construire ? Chagall a peint le plafond de l’Opéra de Paris à 77 ans et Verdi, composé Falstaff à 80 ans. Claude Monet a achevé Le Pont japonais à 82 ans, et Martin Scorsese, Killers of the Flower Moon, à 81 ans. Et puis…

Stéphane Hessel n’a-t-il pas publié Indignez-vous ! à 93 ans et, à 95 ans, Line Renaud ne milite-t-elle pas toujours avec cœur pour le suicide des autres ? Les derniers mots de Thomas Misrachi ce jour-là sont insupportables. Rejetant la vieillesse, qui n’est pour lui que dépendance, dégradation et « filet de bave qu’il faut essuyer »il insiste : « ce n’est pas toujours une promenade de santé entre le moment où la société n’a plus besoin de vous et le moment où vous allez mourir ».Sur le plateau, personne ne réagit. Il faut pourtant entendre ces mots pour ce qu’ils signifient : « la société n’a plus besoin de vous ». Ils sont ceux de l’eugénisme.

« Nous serons tous vieux un jour »

Ils font écho aux paroles d’élèves de terminale devant lesquels j’intervenais le lendemain. L’un me demandait ce que je pensais des philosophes qui considèrent que, dès lors que l’on n’est plus utile à la société, il est légitime de se suicider. L’autre soutenait la « liberté de choix » des personnes âgées, dès lors qu’elles ne « pouvaient plus s’insérer dans la société » (cf. Fin de vie : liberté, dignité, laïcité ?). A eux, je pardonne tout : ils ont l’insolence de la jeunesse, et je les avais poussés à la contradiction. Mais, tous trois traduisent la même idée : il faudrait, en se donnant la mort, se retirer de la société lorsque l’on ne lui est plus utile. Mais qui l’est ? Et qui, après les personnes âgées, ne sera plus considéré comme tel ?

Les mots du pasteur Niemöller me reviennent, pour les paraphraser : « quand ils sont venus chercher les [vieux], je n’ai rien dit, je n’étais pas [vieux] » (cf. Plan 75, un film de science-fiction sur l’euthanasie ?). A ceci près que nous serons tous vieux un jour. Alors, après eux, qui ? Les déficients mentaux ? (cf. Pays-Bas : des personnes euthanasiées seulement en raison de leur déficience intellectuelle) Qui, ensuite ? Les dépressifs ? (cf. Au Canada, un homme souffrant de dépression a été euthanasié) Les personnes handicapées ? Pourquoi pas ? En Belgique ou aux Pays-Bas, on a bien euthanasié les uns comme les autres (cf. Euthanasie : la pente glissante).

On dira que c’est à leur demande : ce serait ignorer tout ce que l’on sait de la force du conditionnement social (cf. Fin de vie : attention au message envoyé aux personnes vulnérables). Si notre société accepte, avec aussi peu de réaction que sur ce plateau de LCI, que l’on fasse de l’utilité sociale un critère pour que quiconque vive ou meure, alors elle aura consacré l’eugénisme en son sein, envoyé ses pères à la mort. Elle aura, comme a pu l’écrire Michel Houellebecq, « perdu tout droit au respect » (cf. Fin de vie : voulons nous « une société fondée sur la toute puissance de l’individu réclamateur » ?). Et avec elle ceux qui auront la lâcheté de se taire.

« Promouvoir tranquillement le suicide des vieux » ?

Thomas Misrachi, en militant de l’ADMD soucieux de ne pas nuire aux textes en gestation, se veut clair : la situation de Jacqueline Jencquel n’aurait rien à voir avec le suicide assisté et l’euthanasie, qui seraient réservés aux personnes malades (cf. Fin de vie : « à vouloir légiférer de façon (pseudo) compassionnelle », on permet une « épouvantable aberration »). C’est faux. Et il se trahit, autant qu’il trahit les positions de l’ADMD, puisqu’il enchaîne immédiatement sur la description de la vieillesse comme une « maladie irréversible et incurable »Il cite même « toutes ces petites polypathologies, comme la main qui tremble », recourant précisément à la notion qui a permis à la Belgique de regrouper des pathologies bénignes propres au grand âge pour élargir l’accès à l’euthanasie (cf. L’euthanasie en Belgique, ou le véritable contre-modèle à proscrire). En 2022, 20 % des euthanasies réalisées en Belgique ont concerné ces polypathologies, et 70 % des euthanasies ont concerné des personnes de plus de 70 ans (cf. Belgique : toujours plus d’euthanasies en 2022).

Il nous dit s’abstenir de prosélytisme. C’est au mieux candide, plus certainement d’une tartuferie accomplie. Car, il le reconnaît en début d’interview, lui, militant : il s’est décidé à écrire ce livre pour contribuer au débat sur la fin de vie. S’il l’a écrit et s’il vient sur les plateaux exposer sa « philosophie », c’est nécessairement pour la faire connaître, donc militer. Nous voilà ainsi, de Line Renaud à Thomas Misrachi, à promouvoir tranquillement le suicide des vieux (cf. La promotion du suicide et de l’euthanasie en prime time sur le service public). Aucun message de prévention n’accompagne ces émissions (cf. Euthanasie et prévention du suicide : le paradoxe).

« L’effet Werther, de contagion du suicide »

On connaît pourtant l’effet Werther, de contagion du suicide, et l’influence de sa promotion (cf. Un site de promotion du suicide à l’origine de 50 morts britanniques). Manifestement, les souffrances du jeune Werther nous indiffèrent quand il prend de l’âge. Les recherches du professeur David Albert Jones, sur la base de l’étude comparée des suicides en Nouvelle-Galles du Sud et Victoria après la légalisation du suicide assisté dans ce dernier Etat, ont pourtant mis en évidence l’accroissement constant des suicides dans l’Etat de Victoria, qu’ils soient assistés mais surtout, et de façon très marquée, non assistés (cf. Victoria : le suicide en hausse de 50 % depuis la légalisation du suicide assisté).

Nous ne pouvons laisser se répandre ce discours névrotique sur la vieillesse, ni évoquer l’utilité sociale d’une personne pour juger de l’opportunité de sa mort (cf. Fin de vie : légaliser l’euthanasie n’est « pas un progrès, mais un catafalque social »). Souvenons-nous qu’au moindre accident nous pourrions être ceux dont la société n’aurait plus besoin. Il est urgent d’opposer à ce discours ultra-individualiste d’abandon un projet de société fraternel et solidaire (cf. « C’est l’accompagnement qui humanise la fin de vie, pas l’euthanasie ou le suicide assisté »). Jamais une vie ne doit être évaluée au regard d’une quelconque utilité.

 

Cette tribune d’Erwan Le Morhedec a été initialement publiée par le Figaro. Elle est reproduite ici avec l’accord de l’auteur.

Photo : iStock

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