Euthanasie : la pente glissante

Publié le 4 Juil, 2023

Grégor Puppinck, docteur en droit et directeur du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ), revient sur le projet de loi sur la fin de vie annoncé par le gouvernement d’ici la fin de l’été. Un texte largement inspiré des propositions de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD), et qui aboutira inévitablement à des dérives comme à la légalisation du suicide assisté redoute Grégor Puppinck dans une tribune initialement publiée par Valeurs Actuelles et reproduite avec l’accord de l’auteur.

La commission des affaires sociales du Sénat a adopté le 28 juin un nouveau rapport sur la fin de vie dans lequel elle s’oppose à l’inscription d’un droit à une « aide active à mourir » dans la loi, pointant notamment la difficile définition des critères d’accès à l’euthanasie ou au suicide assisté (cf. « Aide active à mourir » : le Sénat dit non). Ce rapport est adopté alors que la ministre déléguée à la santé a annoncé que le projet de loi sur la fin de vie devrait voir le jour avant le 21 septembre. D’après le projet du Gouvernement (cf. Fin de vie : Agnès Firmin le Bodo esquisse le futur projet de loi), toute personne majeure atteinte d’une affection grave et incurable qui engage son pronostic vital à « moyen terme » pourrait bénéficier d’une « aide active à mourir », à l’exception des personnes atteintes de maladies psychiques.

Le « fruit » du militantisme de l’ADMD

Ce projet de loi porte en lui-même les germes de dérives vers une extension du droit à la « mort choisie » : cela n’a rien d’étonnant car il résulte largement du militantisme de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), qui s’enorgueillit d’avoir imposé le sujet et les termes du débat, et qui déclare, déjà, vouloir aller plus loin à l’avenir. Ce risque de dérive ou pente glissante apparaît nettement, à la fois dans le texte préparé par le Gouvernement, et dans ceux de l’ADMD. Démonstration.

L’accès à la « mort choisie », selon une expression du Gouvernement employée pour désigner le suicide assisté et l’euthanasie, reposerait sur le respect de l’autonomie individuelle. Avec la compassion, ce principe est le second fondement de l’acceptation de la mort volontaire. Il reconnaît à chacun un pouvoir sur son propre corps. Or, ce pouvoir est en passe de s’étendre sur sa propre vie. Ainsi fondée sur l’autonomie individuelle, la « mort choisie » n’est pas une exception à l’interdit de tuer (tel l’avortement ou la légitime défense), mais un droit fondamental. C’est toute la logique de l’ADMD de réclamer « le droit de choisir l’heure et le moyen de sa propre mort ». Pour Henri Caillavet, président emblématique de l’ADMD, « le droit de choisir l’instant et la forme de sa délivrance est une liberté matricielle fondamentale »[1], et certainement pas une concession dérogatoire. C’est aussi la logique retenue par le projet du gouvernement qui envisage de présenter l’« aide active à mourir » comme un soin, et donc un droit intégré dans le Code de la santé publique, et non comme une exception insérée dans le Code pénal. Dès lors, l’« aide active à mourir » s’inscrit dans une logique de droit individuel, ce qui oblige la société à justifier chaque limitation portée à ce droit.

S’opère alors un renversement : la justification initiale de l’« aide active à mourir » devient une limitation portée à ce droit individuel. Le fait de réserver l’« aide active à mourir » aux seules personnes « atteintes d’une affection grave et incurable qui engage leur pronostic vital à moyen terme » n’est plus regardé comme une justification de la loi, mais comme une limitation du droit individuel à l’« aide active à mourir », limitation qui prive toutes les autres personnes de la jouissance de ce droit. Ces personnes pourront contester en justice chaque refus des médecins de leur accorder l’euthanasie.

Des limites extrêmement fragiles

L’Etat devra alors se justifier, et la tâche sera ardue, tant il est difficile de résister à l’affirmation et à l’extension d’une nouvelle « liberté ». Plus encore, les limites posées par le projet du Gouvernement sont extrêmement fragiles. D’abord, parce que le fait de conditionner la jouissance d’un droit ou d’une liberté à l’état de santé d’une personne pose problème : c’est en principe un motif interdit de discrimination. En outre, pourquoi faudrait-il attendre que le pronostic vital soit engagé « à moyen terme » pour bénéficier de l’euthanasie ? Cette notion de « moyen terme » est non seulement totalement imprécise, mais aussi contestable, car elle impose à la personne souffrante désireuse de mourir d’attendre jusqu’à l’imminence de sa mort naturelle pour pouvoir bénéficier d’une « aide active à mourir ». Cela est absurde : il faudrait souffrir longtemps pour obtenir le droit d’être délivré de la souffrance. En outre, c’est durant cette période qui précède la mort que la personne malade peut bénéficier de soins palliatifs et moins ressentir le besoin d’euthanasie. Il en va différemment, comme le note l’ADMD, du « malade qui refuse de connaître les phases ultimes de sa maladie », de l’« infirme qui refuse de supporter plus longtemps les effets de son infirmité » et de la « personne âgée qui refuse de descendre tous les degrés de la senescence. (…) Dans tous ces cas, c’est l’aide active à mourir répondant à une demande lucide et réitérée, qui apparaît comme la seule solution »[2]. Cette « aide active à mourir » est une sorte « d’assurance-mort », une sortie de secours de l’existence pour répondre à l’angoisse de ceux qui redoutent leur éventuelle déchéance et son lot de souffrances.

Les limites posées par le Gouvernement sont bien fragiles. De fait, dès lors que l’interdit de tuer est levé, ces limites ne peuvent pas résister durablement face à la logique de la « liberté de mourir ». La situation dans les pays ayant levé cet interdit l’illustre abondamment.

Inévitable dérive

La dérive, ou la « pente glissante », vers le suicide assisté est inévitable. Elle est inscrite dans l’idée même d’un droit à la mort volontaire découlant de l’autonomie individuelle.

Si ces dérives sont redoutées par certains, elles sont souhaitées par d’autres, comme autant de progrès futurs du droit à la mort volontaire. Jean-Luc Romero, ancien président de l’ADMD, déclarait durant l’assemblée générale de l’ADMD de septembre 2022, à propos de l’extension de l’euthanasie aux personnes de « grand âge », et aux mineurs (à laquelle il est favorable) : « Aller encore plus loin aujourd’hui », « stratégiquement », « ce n’est pas le moment », mais une fois la première loi adoptée « on l’améliorera ». De même, Jonathan Denis, qui lui a succédé à la présidence de l’ADMD, insiste sur la nécessité d’avancer pas à pas, sans effrayer les parlementaires. Il écrit : « comme la loi légalisant l’interruption volontaire de grossesse, telle que votée en 1975, était très incomplète, nous devons craindre que la loi qui sera proposée au vote des parlementaires, en 2023 nous dit-on, ne réponde pas à l’ensemble de nos revendications (…). Nous devrons accepter des concessions qui ne seront que temporaires, transitoires. Car dès lors que le principe même de l’aide active aura été voté, le front des anti-choix aura été brisé et nous pourrons enfin avancer rapidement et faire évoluer la loi vers ce que nous souhaitons tous : une loi du libre choix qui ne comporte aucune obligation pour quiconque ». Cette approche n’est pas récente car Paul Chauvet, président de l’ADMD en 1985, écrivait alors : « Il conviendra donc toujours d’avancer sur deux plans : celui de la demande acceptable aujourd’hui, et celui affirmé, confirmé, de l’idéal recherché, pour faire progresser notre objet ». Pour les penseurs de l’ADMD, cet « idéal recherché » dépasse l’euthanasie des personnes souffrantes et mourantes : il est la mort volontaire et consciente. Henri Caillavet écrit ainsi : « Le suicide conscient est l’acte unique authentique de la liberté de l’homme », et Odette Thibault d’ajouter : le suicide « est le seul moyen de mourir… vivant ». La plupart des fondateurs de l’ADMD furent conséquents et se suicidèrent.

 

[1] Bulletin de l’ADMD, N°21, septembre 1986.

[2] Compte rendu du conseil d’administration, Bulletin de l’ADMD, n° 39, 1991, p. 30)

Grégor Puppinck

Grégor Puppinck

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Grégor Puppinck est Directeur de l'ECLJ. Il est docteur en droit, diplômé des facultés de droit de Strasbourg, Paris II et de l'Institut des Hautes Études Internationales (Panthéon-Assas).

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