Alors que le projet de loi sur la fin de vie sera présenté en conseil des ministres le 10 avril, suite à son passage devant le Conseil d’Etat, Jean-Marie Gomas, ancien gériatre, médecin de la douleur et de soin palliatif, et Pascale Favre, médecin, diplômée d’un DEA de droit de la santé et doctorante en philosophie, dénoncent, dans une tribune publiée par le Figaro, un texte truffé de contre-vérités et déconnecté de la clinique médicale. Les deux médecins sont les co-auteurs du livre Fin de vie, peut-on choisir sa mort ?.
La presse a récemment révélé le détail du projet de loi (PJL) relatif à la fin de vie (cf. « Une forme de nihilisme désormais présent au sein même de l’Etat » : après l’IVG, Emmanuel Macron reprend le dossier de la fin de vie), avant même son envoi au Conseil d’État (cf. « Aide à mourir » : première étape pour le projet de loi, le Conseil d’Etat). Sans doute, dans sa mission de contrôle, l’institution garante du sérieux juridique apportera-t-elle certains amendements indispensables, et le texte en reviendra modifié (cf. Fin de vie : une « loi de rassemblement » qui suscite la colère). Cependant, plusieurs éléments de cette première rédaction imposent un véritable questionnement, car leur déconnexion de la clinique médicale, et les contradictions qu’ils portent se révèlent inadaptées, voire inapplicables.
Torsions du vocabulaire et « délais irréalistes »
L’invention d’un « soin d’accompagnement », distinct du « soin palliatif », est superfétatoire. Cette dernière expression fait l’objet d’un véritable consensus international et, surtout, la définition proposée dans ce projet de loi pour les soins d’accompagnement ne fait que reprendre celle qui est donnée pour les soins palliatifs par la loi de 1999. Plus grave est la confusion délibérément entretenue entre euthanasie et suicide assisté, aggravée encore par la suppression complète des mots eux-mêmes, pour faire croire à chacun que le geste mortifère serait une « aide », dans une trompeuse imprécision (cf. Euthanasie : la corruption des mots précèdera-t-elle la corruption des actes ?).
Sans compter des délais irréalistes : 48h pour la réitération d’une demande de mort provoquée, 15 jours pour la réponse, qui ne tiennent compte ni de la singularité de chaque situation, ni de l’ambivalence des patients (cf. « Aide active à mourir » : les psychologues inquiets). Oubli aussi de l’abyssale carence de soignants et de médecins : actuellement plusieurs semaines sont nécessaires pour obtenir un rendez-vous avec un médecin de la douleur.
« Triple incitation au suicide »
Ce projet est ainsi une triple incitation au suicide (cf. Légaliser l’euthanasie : « une incitation au désespoir ») : d’abord par l’annonce de la possibilité du recours à la « mort programmée » dès le diagnostic d’une maladie grave, avec la création d’un plan personnalisé d’aide (PPA) utilisable pour annoncer précocement l’option de l’euthanasie, à l’instar de ce qui se pratique au Québec (pays dans lequel le taux de décès par euthanasie avoisine, fin 2023, les 10 %, huit ans seulement après l’instauration de la loi la dépénalisant) (cf. Québec : 23 euthanasies « non conformes » dans la quasi-indifférence de l’Exécutif).
Ensuite, par la présence obligatoire d’un soignant pour l’éventualité de l’injection d’une « dose de sécurité supplémentaire », contraignant à la prise d’un rendez-vous. Cette organisation, fondamentalement contraire au principe de liberté invoqué pour promouvoir le suicide assisté, impose un véritable enfermement, figeant la personne dans un processus qui la dépasse en limitant tout revirement potentiel (cf. Projet de loi sur la fin de vie : « le mépris affiché à l’égard de soignants désormais qualifiés de secouristes à l’envers »). Les différents États des Etats-Unis, à l’image de l’Oregon qui a dépénalisé le suicide assisté depuis plus de 20 ans, restreignent le rôle du médecin à une vérification des critères et à la prescription létale ; le patient, quant à lui, reste libre jusqu’au bout de se procurer ou non le produit létal, puis de l’absorber ou non. De fait, plus de 30 % des patients ne le prennent jamais, et meurent d’une mort naturelle dans les suites de leur maladie. Il n’est pas anodin de constater que dans cet État, le taux de décès par suicide assisté demeure relativement stable autour de 0,6 % (cf. Oregon : les suicides assistés en hausse de 20 % en 2023).
Enfin, l’inscription d’une « date de péremption » de la démarche fait inéluctablement pression sur le passage à l’acte. Si au bout de trois mois, la personne ne s’est pas suicidée, de nouvelles vérifications obligatoires sont prévues par la loi.
Inutilité de l’exception d’euthanasie
L’exception d’euthanasie envisagée dans certaines situations est aussi inappropriée qu’inutile. En dépit de l’étrange affirmation du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) dans son avis 139 (cf. Avis du CCNE sur l’euthanasie : une « révolte métaphysique »), l’exception d’euthanasie n’a pas lieu d’être mise en place en complément du suicide assisté. Elle est inappropriée, parce qu’aucune exception n’est défendable en droit (cf. Peut-on justifier une « exception d’euthanasie » ?). L’avis 63 du CCNE avait en son temps fait couler beaucoup d’encre sur cette question, les commentateurs s’accordant sur cette incongruité juridique inapplicable.
Elle est surtout inutile, puisque le suicide assisté serait réalisable par tout patient handicapé ou incapable d’avaler, qui souhaiterait une mort anticipée, grâce à des techniques simples ou à une domotique adaptée, installation déjà en place pour ces patients équipés souvent de longue date (cf. Maladie de Charcot : combiner « la technicité et l’humanité» au lieu de légaliser l’euthanasie). Rappelons ici que, pour la plupart d’entre eux qui bénéficient de supports artificiels, la question n’est pas celle de l’euthanasie, mais celle d’un arrêt de traitement ; ce dernier étant toujours possible, à leur demande depuis la loi de 2005, et accompagné de la mise en œuvre d’une sédation profonde et continue maintenue jusqu’au décès depuis la loi de 2016.
Nier la famille
Par ailleurs, la participation d’un proche au geste mortifère nie trois aspects essentiels du fonctionnement familial. D’une part, les inévitables dissensions : comment sera regardé par ses frères et sœurs celui ou celle qui aidera leur mère à avaler le produit mortel ? Que deviendront les liens de sang dès lors que le petit-fils aura participé à la mort du grand-père ?
D’autre part, les conflits d’intérêts potentiels et le risque d’abus de faiblesse ; à titre de comparaison, la Suisse tolère le suicide assisté à la condition expresse qu’il n’y ait pas de mobile égoïste. Enfin, l’impact psychologique majeur d’un tel geste, sur la personne elle-même, mais plus largement encore à travers ses conséquences transgénérationnelles.
Illusoire encadrement
La rapide caducité des critères posés au départ par le législateur est constatée dans tous les pays qui ont dépénalisé l’euthanasie : le critère de fin de vie a disparu au Canada, l’euthanasie a été ouverte aux mineurs en Belgique (cf. Euthanasie d’un mineur en Belgique : le double abandon).
Quant à l’encadrement par des critères qui se veulent stricts, c’est illusoire, comme nous le montrent tous les pays étrangers qui se sont engagés dans cette voie (cf. Les dérives inquiétantes de la pratique de l’euthanasie en Belgique). Plusieurs critères, par nature subjectifs, se révèlent invérifiables, comme la notion de « souffrance insupportable ». Par ailleurs, la notion de souffrance psychologique, en elle-même, est un invariant de toute la psychiatrie. Conviendrait-il donc d’accorder une mort programmée à la demande de dizaine de milliers de patients souffrant de pathologie mentale (cf. Pays-Bas : des personnes euthanasiées seulement en raison de leur déficience intellectuelle) ? Comment concilier prévention du suicide et mort programmée (cf. Euthanasie et prévention du suicide : le paradoxe) ?
Par le biais d’un élargissement législatif ou par une extension interprétative, la prudence initialement prévue s’estompe de manière vertigineuse : au Canada, on peut se faire euthanasier le jour même de sa demande « en cas d’urgence » ; en Hollande, on peut être euthanasié en couple, même si le conjoint n’est pas malade (cf. Pays-Bas : l’« euthanasie en duo » de l’ancien Premier ministre et de sa femme).
Irrattrapable retard des soins palliatifs
La promesse de la généralisation de l’offre palliative est intenable. Dans un contexte où les moyens financiers sont contraints, le retard semble désormais irrattrapable. D’où des annonces dérisoires, tout juste destinées à compenser l’inflation, alors que les besoins sont en augmentation constante avec le vieillissement de la population (cf. Des soins palliatifs en crise, et les belles promesses de l’Exécutif). Rappelons que chaque jour 500 personnes meurent dans notre pays sans avoir bénéficié d’une prise en charge palliative adaptée (cf. Soins palliatifs : la Cour des comptes présente son rapport).
En outre le monde palliatif, comme l’ensemble du système de santé, se trouve confronté à une vague de démissions et de fermetures de lit, conséquences du manque de professionnels dûment formés (cf. Soins palliatifs : l’unité de Houdan ferme « temporairement » faute de médecin). La carence de soignants limite aussi considérablement les prises en charge à domicile pourtant souhaitées par tant de Français.
D’autres points encore méritent réflexion et discussion. Souhaitons que le monde politique prenne conscience de la nécessité de prioriser une offre réelle de soins avant toute autre décision relative à la mort provoquée, tenant compte de l’importance que notre société apporte à la dimension collective de la solidarité (cf. Fin de vie : « aider chacune et chacun à garder le goût de vivre »).
Cette tribune est reproduite ici avec l’accord de ses auteurs.