ITW : Une première condamnation de la Belgique par une juridiction internationale

Alors que la Belgique vient d’être condamnée dans l’affaire Mortier c. Belgique par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) (cf. Euthanasie pour « dépression incurable » : la CEDH ne soulève qu’un problème de procédure), Jean-Paul Van De Walle, Conseiller juridique pour ADF International à Bruxelles – une organisation confessionnelle de défense juridique qui s’engage pour la protection des libertés fondamentales et la promotion de la dignité inhérente à toute personne, a accepté de répondre aux questions de Gènéthique.

 Gènéthique : La CEDH vient de statuer dans l’affaire Mortier c. Belgique. Pouvez-vous nous expliquer cette affaire ?

Jean-Paul Van De Walle : La mère du plaignant, Tom Mortier, a été euthanasiée en Belgique en 2012 à l’âge de 64 ans. Elle a été suivie médicalement pendant plus de 40 ans en raison d’une dépression chronique. Après la rupture d’une relation en 2010, dans un contexte caractérisé par divers conflits familiaux, elle envisagea de demander l’euthanasie pour « souffrance psychique », alors qu’elle se trouvait en bon état de santé physique, ce que la loi belge autorise.

Son médecin traitant, psychiatre, exprima des doutes quant au fait de pouvoir accéder à sa demande. Elle a dès lors contacté le Docteur D. en septembre 2011. Oncologue de formation, grand promoteur de l’euthanasie, ce dernier a accepté de pratiquer l’euthanasie en avril 2012.

Le lendemain, son fils a reçu un coup de téléphone de l’hôpital, lui demandant de venir collecter les effets de sa mère. Il apprit alors que la demande d’euthanasie de sa mère avait été acceptée, et que l’euthanasie avait été pratiquée, à son insu.

En plus du fait qu’il n’avait pas pu prendre congé de sa mère, il s’indigna des circonstances ayant entouré cette demande d’euthanasie. Il observa que le médecin ayant autorisé et pratiqué l’euthanasie n’avait, en réalité, aucune spécialisation en matière psychiatrique. Il découvrit également que sa mère avait, quelques semaines avant l’euthanasie, fait un don de 2.500 euros au profit de « LEIF » – une association qui promeut activement l’euthanasie, dont le Docteur D. est le fondateur et le président. De quoi s’interroger quant à l’indépendance de ce dernier, dans l’évaluation de la demande d’euthanasie.

Il constata également que les deux médecins ayant été appelés à donner un avis sur la demande d’euthanasie (tel que le requiert la loi) collaboraient étroitement avec cette même association. Or, ces médecins, d’après les termes de la loi, se doivent être indépendants – ce qu’ils n’avaient manifestement pas pu être en l’espèce, vu les liens existant entre eux.

Tom Mortier décida en conséquence de porter plainte en justice, en raison de l’euthanasie de sa mère pratiquée en violation de nombreuses conditions légales, prétendument « strictes ». Aucune suite utile ne fut toutefois réservée à cette plainte par la justice belge. Simultanément, ni la Commission de Contrôle, ni l’Ordre des Médecins n’étaient en mesure de lui donner accès au formulaire de déclaration d’euthanasie de sa mère – lequel doit pourtant être obligatoirement établi, transmis et contrôlé, une fois l’euthanasie pratiquée.

En 2017, représenté et assisté par ADF International, une organisation confessionnelle de défense des droits de l’homme et de la dignité inhérente à toute personne, il décida de saisir la Cour européenne des droits de l’homme, dénonçant une violation du droit à la vie dans le chef de sa mère, et du droit au respect de sa vie privée et familiale, dans son propre chef. Il dénonça également l’inaction des autorités judiciaires belges.

G : La Cour a condamné la Belgique, sur la question du contrôle a posteriori de cette euthanasie. Comment analysez-vous cette décision ?

JPVDW : Il s’agit incontestablement d’une décision historique.

Pour la première fois, la Belgique a été condamnée par une juridiction internationale en raison de sa législation relative à l’euthanasie. Si l’on peut regretter que la Cour n’ait pas examiné de près les conditions de cette législation, il y a lieu de saluer le fait qu’elle a mis en exergue l’un des problèmes fondamentaux du mécanisme de contrôle de la pratique de l’euthanasie.

En effet, la Cour a constaté que le président de la Commission de contrôle belge, censée vérifier que toute euthanasie se déroule dans le respect des conditions légales (mais uniquement après l’euthanasie proprement dite), n’était autre que… le Dr D. lui-même. La Commission de contrôle, présidée par ce médecin, avait estimé que cette euthanasie avait été décidée et pratiquée conformément aux conditions légales.

La Cour a, pour simplifier, estimé que ce médecin avait pu agir en tant que juge et partie, et que le mécanisme de contrôle de la loi belge lui a permis d’agir ainsi. Elle en conclut, logiquement, que ce mécanisme, dont la Commission de contrôle est l’élément principal, ne répond pas à l’exigence d’indépendance – nécessaire pour pouvoir effectuer un contrôle impartial et effectif de la pratique de l’euthanasie.

Une question s’ensuit logiquement : en vingt ans, plus de de 27.000 dossiers d’euthanasie ont été « contrôlés » par la Commission de contrôle, co-présidée, depuis toujours, par ce même médecin, et dont plusieurs membres, médecins, pratiquent et « contrôlent » eux-mêmes des euthanasies. A ce jour, un seul et unique (!) dossier examiné a fait l’objet d’une enquête pénale à la demande de la Commission – tous les autres cas ayant été estimés « conformes à la loi ».

Si déjà ce constat posait question avant l’arrêt de la Cour, cela est d’autant plus le cas aujourd’hui : combien d’euthanasies « suspectes », peut-être pratiquées sans réel respect des conditions légales, comme l’euthanasie de la mère de Tom Mortier, sont-elles ainsi passées entre les mailles du filet ?

Aussi, que reste-t-il des prétendues « strictes conditions » à la dépénalisation de l’euthanasie lorsque, en plus de vingt ans, le respect de celles-ci n’a pas pu être contrôlé avec le degré d’impartialité requis, par une commission dont certains membres eux-mêmes pratiquent des euthanasies, et militent activement pour une libéralisation du « droit à mourir dans la dignité » ?

G : Les recours suite à des euthanasies sont-ils fréquents en Belgique ?

JPVDW : Il est difficile de répondre à cette question. L’on peut observer toutefois que ces dernières années, les médias ont fait état de certains recours, ou de certaines euthanasies examinées de plus près par les autorités judiciaires. En raison du secret médical et du caractère secret de l’information judiciaire, il est cependant difficile de connaître la suite réservée à ces recours. Ce qui est certain, en revanche, c’est que la Commission de contrôle, contrairement à sa vocation, n’a manifestement pas pu exercer un contrôle de nature à inciter une personne lésée à intenter un recours, ou à prévenir que des euthanasies soient pratiquées en violation des conditions légales.

A titre personnel, fort de mon expérience d’avocat belge, je sais qu’il est délicat, pour ceux qui « survivent » à l’euthanasie d’un proche en Belgique, de franchir le pas d’un recours en justice : outre les fortes émotions, l’accès aux données médicales pertinentes, par nature confidentielles, ne facilite pas la démarche consistant à porter plainte.

Le cas de Tom Mortier, que notre association, regroupant des avocats et des conseillers juridiques spécialisés, a pu assister et conseiller, démontre cependant qu’il est possible de demander et d’obtenir justice, au moins dans une certaine mesure, lorsque les faits de la cause autorisent raisonnablement de conclure qu’une injustice, ayant d’ailleurs au sens littéral trait à une question de vie ou de mort, a potentiellement été commise dans un processus d’euthanasie. Ce qui est sans doute bien plus fréquent que ce qu’ont laissé apparaître les rapports de la Commission de contrôle, au cours des vingt dernières années.

G : La CEDH n’a pas statué sur l’euthanasie elle-même. Le droit belge en la matière s’en trouve-t-il conforté ?

JPVDW : Les partisans d’une légalisation de l’euthanasie auront tôt fait d’en déduire cette conséquence, toutefois erronée, me semble-t-il.

A la lecture de l’arrêt dans son ensemble, il apparaît en effet que la Cour ne s’est pas penchée sur le sens, l’interprétation et l’application en pratique des multiples conditions présentées comme « strictes » contenues dans la loi belge. La Cour n’a en réalité procédé qu’à une analyse très sommaire de la loi belge. Par conséquent, même si cette dernière n’a pas été remise en cause par la Cour, l’on ne saurait en conclure d’emblée qu’aucun reproche ne saurait lui être adressée.

Au contraire : qui s’intéresse de plus près à l’euthanasie en Belgique, et dans les quelques pays ayant opté pour la voie de la légalisation, peut observer que toute légalisation de l’euthanasie mène inévitablement à une augmentation du nombre d’euthanasies – l’offre créant, en quelques sortes, la demande. L’on peut observer également, en étudiant les diverses législations, qu’aucune condition légale, aussi prétendument « stricte » soit-elle, ne peut dans les faits utilement « encadrer » la pratique de l’euthanasie, prévenir son expansion, permettre un contrôle adéquat et objectif, et empêcher les abus. Voire encore, contenir une banalisation progressive de cette pratique en médecine, sur le terrain du droit, sinon dans la société tout entière.

Ces constats s’opposent diamétralement aux arguments invoqués, il y a vingt ans, en Belgique, par les partisans d’une légalisation, qui soutenaient que l’euthanasie allait demeurer une « exception strictement encadrée ».

G : Deux juges ont manifesté une opinion dissidente, la décision n’a pas été unanime. Comment analyser leur position ?

JPVDW : En effet, deux juges sur cinq ont estimé qu’il convenait d’aller plus loin, et de condamner également la Belgique pour l’ensemble de la loi relative à l’euthanasie, ou parce que Tom Mortier n’avait pas été informé de l’euthanasie de sa mère.

Pour faire bref : contrairement à ses collègues, le juge chypriote a considéré que le respect du droit à la vie, en tant que fondement de tout autre droit de l’homme, est inconciliable avec toute forme de légalisation de l’euthanasie – pratique qui vise, justement, à mettre intentionnellement fin à la vie d’autrui. La juge espagnole, quant à elle, est parvenue à une conclusion similaire, mais cette fois en analysant de plus près les conditions de la loi belge, concluant que celles-ci n’étaient en tout cas pas en mesure de protéger adéquatement et effectivement le droit à la vie d’une patiente dépressive, pourtant en bonne santé physique.

G : Alors qu’en France l’exécutif loue le « modèle belge » à la veille de la convention citoyenne sur la fin de vie (cf. L’euthanasie en Belgique, ou le véritable contre-modèle à proscrire), cette décision de la CEDH serait-elle une mise en garde ?

JPVDW : Il y a fort à croire que l’euthanasie de la mère de Tom Mortier n’est pas un cas isolé.

L’on apprenait ce 6 octobre dernier l’euthanasie d’une jeune fille de 23 ans, ayant survécu aux attentats terroristes à l’aéroport de Bruxelles en 2016, pour « souffrance psychique insupportable », alors que certains médecins estimaient qu’elle pouvait encore être soignée, et que des questions peuvent être posées quant aux antécédents en matière de prise en charge, médicale notamment, de sa situation. Elle aussi s’était tournée vers l’association LEIF et, peu après, a pu être euthanasiée (cf. Belgique : une victime des attentats euthanasiée à 23 ans).

C’est bien le « modèle législatif belge » qui, sous les apparences de la prudence, de la rationalité et de garanties procédurales alléguées, a permis qu’en toute impunité, il soit mis fin à la vie de personnes de 23 ou 64 ans, en bonne santé physique. C’est encore le « modèle belge » qui a permis, pendant vingt ans, qu’aucun cas d’euthanasie n’a pu être contrôlé par une Commission indépendante et impartiale.

Partant, cette décision, tout autant que les faits qui y ont donné lieu, devrait incontestablement constituer une mise en garde à l’égard de quiconque prônerait le « modèle belge ». Tout indique que ce dernier est très loin d’être à l’abri de critiques fondées et sérieuses. Ce, non seulement quant au mécanisme de contrôle, mais également quant au principe de la légalisation, et quant aux conditions légales.

Source : Gènéthique Magazine (07/10/2022)