ITW – “Euthanasie et obstination déraisonnable ne sont que les deux faces d’une même illusion”

Depuis plusieurs semaines, la famille de Jean-Claude Seknagi s’oppose à la décision des médecins « de ne pas procéder à une réanimation active de cet homme de 70 ans si son état de santé venait à se dégrader »[1].

Admis en janvier au centre hospitalier Robert Ballanger à Aulnay, Jean-Claude Seknagi souffre d’infections à répétition, et « présenterait des signes de paralysie des quatre membres ». « Il n’a pas de maladie incurable, il n’est pas en phase terminale » déclare un de ses fils. « Et il est conscient. Il suit du regard les mouvements et se réveille quand on l’appelle » complète un autre de ses enfants. Mais l’équipe médicale s’accorde sur une limitation ou arrêt des traitements en cas de rechute, pour éviter une « escalade thérapeutique qui confinerait à une obstination déraisonnable ».

Pour sa famille, il s’agit d’une euthanasie. Le patient ayant en outre « fait connaitre son ‘envie de vivre’ dans une vidéo tournée le 22 décembre et authentifiée par huissier ». La femme et les enfants de Jean-Pierre Seknagi ont donc déposé une requête en janvier. Un médecin-expert a été nommé, qui vient de rendre ses recommandations : il conclut à la « validité de la limitation ou de l’arrêt des traitements en cas de rechute du patient ». Dans un but « compassionnel », il préconise trois examens complémentaires. Désormais, le tribunal administratif doit trancher. De son côté, la famille se dit prête à saisir le Conseil d’Etat.

La situation de cette famille n’est pas isolée. Des situations complexes, que le Professeur Xavier Ducrocq, neurologue de , décrypte pour Gènéthique.

Gènéthique : Le cas délicat de cet homme repose la question de la définition de l’obstination déraisonnable. Aussi appelée « acharnement thérapeutique », l’obstination déraisonnable est définie et interdite par la loi Leonetti de 2005, qui autorise en son nom l’arrêt des traitements sous certaines conditions. Quels éléments prennent en compte les médecins pour une telle décision ?

Professeur Xavier Ducrocq : L’obstination déraisonnable (terme déontologique qui correspond à l’acharnement thérapeutique, expression plus couramment utilisée par le public) est définie dans le Code de déontologie médicale comme l’instauration ou la poursuite « de traitements inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le maintien artificiel de la vie »[2]. L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques la définit comme « une attitude qui consiste à poursuivre une thérapie lourde à visée curative alors même qu’il n’existe aucun espoir réel d’obtenir une amélioration de l’état du malade et qui a pour résultat de prolonger simplement la vie »[3]. Cette définition introduit une notion de « lourdeur » du traitement permettant de prolonger artificiellement la vie. D’autres pays parlent de traitements ordinaires versus traitements extraordinaires.

On le voit donc, la notion d’obstination déraisonnable réunit une situation médicale désespérée, et des traitements contraignants à visée curative et non palliative. Ceci pour le point de vue médical, avec les marges d’incertitude de tout pronostic et les marges d’appréciation du « poids » des traitements engagés. Mais il faut aussi prendre en considération le point de vue du patient, et celui de ses proches, surtout si le patient lui-même n’est plus en état de s’exprimer et n’a jamais fait connaître ses volontés par anticipation.

Il est regrettable que la révision de la loi d’avril 2005 en 2016 n’ait pas mieux précisé ces notions de « inutiles », « disproportionnés », ou encore « maintien artificiel de la vie ». D’autant que le législateur a très clairement – cette clarté n’a pas sauté aux yeux de beaucoup en 2005 – souhaité que cette loi puisse avoir une portée assez générale et pas seulement pour les personnes en fin de vie. Autrement la loi se serait intitulée, comme prévu initialement semble-t-il, « loi relative aux droits des personnes en fin de vie » et non « aux droits des personnes et à la fin de vie ».

Enfin, la loi, si elle oblige les médecins à prendre en considération la volonté du patient ou, à défaut, celle de sa « personne de confiance », ou de ses proches, laisse le médecin souverain dans sa décision. Elle lui laisse l’entier pouvoir de décider, à l’encontre de l’esprit de la loi relative aux droits des patients de mars 2002 – nous en fêtons les 20 ans – qui visait à conférer à ces derniers une part non négligeable dans toute décision médicale.

En somme la décision n’appartient totalement ni à l’un ni à l’autre. Elle doit se construire ensemble, dans la vérité et dans le temps. Penser préserver la conscience morale du patient ou de ses proches en conférant le pouvoir totalement au médecin constitue un reliquat de « paternalisme » médical exacerbé, se substituant à la confrontation, dans le dialogue intelligent, éclairé, de deux « autonomies ».

G : La famille est ici unanime, et la volonté du patient est connue par le biais de cette vidéo. Nous venons de fêter début mars les 20 ans de la loi Kouchner, sur les droits des malades. Le respect de la volonté du patient ne vaudrait-il que si celui-ci refuse des traitements de maintien en vie ?  Souveraineté de la décision médicale ou de la volonté du patient, quelle ligne de crête ?

XD : Cette situation illustre bien ce que je viens de dire. L’unanimité de la famille autour de la volonté claire du patient devrait largement compenser le point de vue médical qui est opposé. Souhait de vie d’un côté, refus de cette vie de l’autre. Si le patient avait demandé à mourir, il est fort probable qu’il aurait été immédiatement entendu. On ne peut que s’interroger sur les fondements d’une décision médicale très clairement ordonnée à la mort plutôt qu’à la vie. Il est courant d’observer que le point de vue médical ou celui des proches s’avère plus pessimiste, impressionné et souffrant que celui du patient lui-même. J’ai souvent été confronté à ce décalage de points de vue. Or, c’est bien au patient de dire la vie qu’il souhaite, le handicap qu’il est prêt à porter, à accepter, lui qui est dans la situation. Et il est tout aussi frappant de voir évoluer le point de vue du patient lui-même selon qu’il anticipe une situation, encore théorique car éloignée du moment présent, et lorsqu’il se trouve, ici et maintenant, dans cette situation. Le curseur, le référentiel, le point de vue ne cesse d’évoluer au fur et à mesure que la situation évolue. Accompagner, pour le soignant, c’est marcher à côté du patient, ni devant, ni derrière. C’est s’adapter, à tout moment, à son pas. C’est alors qu’il est possible de parler de « soins centrés sur la personne », sur toute la personne, avec ses ambivalences, ses hésitations, ses interrogations, ses états d’âme ; lesquels ont bien le droit de fluctuer.

G : Cette affaire n’est pas isolée, même si toutes ne sont pas médiatisées. Selon vous, que révèlent ces oppositions entre familles et équipes médicales sur la fin de vie ?

XD : Ces situations sont quotidiennes. Elles ne sont pas l’exception. Et c’est normal. Les décisions ne sont jamais simples, il en va de la vie et de la mort. Ce qui n’est jamais banal.

Plusieurs états de faits sont à prendre en compte.

La technique médicale s’avère de plus en plus performante et repousse les limites de la vie, de la douleur, de la souffrance, de la mort toujours plus loin. Ce qui, de fait, inscrit dans l’inconscient collectif l’idée de sa toute-puissance – toute puissance attendue, pour guérir, tout autant que méprisée si elle semble abuser de son pouvoir. Et la survenue de la mort peut facilement apparaitre comme un échec, une erreur, une insuffisance, une démission de la médecine et de ses médecins. Or nous ne sommes pas éternels sur cette terre. Et la Médecine doit savoir renoncer quand la nature, à un moment, reprend le dessus sur elle. Elle doit renoncer et s’effacer pour ne plus assurer que le confort du patient, juste s’appliquer à « faire ce qu’il reste à faire quand il n’y a plus rien à faire ».

Euthanasie et obstination déraisonnable ne sont que les deux faces d’une même illusion, ou dérive : maîtrise de la vie à tout prix justifiant l’obstination déraisonnable, maîtrise de la mort, à tout prix, justifiant l’euthanasie et le suicide assisté.

J’ai déjà abordé la question d’une « lutte » de pouvoir. Cette ‘guerre de pouvoir’ ne représente pas la bonne voie. Elle ne peut que favoriser les conflits. L’apaisement ne peut naître que dans le dialogue, dans le respect les uns des autres, des compétences et des histoires, convictions, croyances, de chacun, chacun devant s’efforcer de comprendre le point de vue de l’autre. Cette équilibration d’une relation a priori déséquilibrée – le médecin étant le sachant, sain ; le malade étant l’ignorant, affaibli par sa maladie –, suppose humilité, écoute attentive et disponible, compétence, temps, respect réciproque, confiance, … Malheureusement, l’hôpital, les EHPAD et autres établissements de soins, sans oublier les soins à domicile, ne sont actuellement pas les mieux pourvus en ressources humaines soignantes pour répondre aux véritables attentes des personnes en fin de vie : une présence, une écoute, une attention, et non une surenchère technique, ou un abandon. Il est grand temps que les décideurs politiques agissent dans ce sens, les soins palliatifs n’en étant qu’un aspect. Cette grave et dramatique carence en effectifs soignants, privant les patients de l’attention humaine qu’ils requièrent, et volant aux soignants le cœur, l’âme de leur métier, de leur vocation, appelle un sursaut sociétal sous peine d’aggraver encore la situation et favoriser les conflits et légalisations inutiles.

Notre société, notre génération se trouve très mal à l’aise avec la question de la mort, comme du handicap, de la fragilité, de la vulnérabilité, de la précarité, de l’incertitude. Croire qu’il est possible et souhaitable de tout maîtriser est une illusion dramatique, source de bien des incompréhensions. A ce propos je voudrais citer le philosophe Fabrice Hadjadj : « Le danger d’un prétendu art de mourir est de prendre la mort pour un être bien défini, tout à fait pensable, que l’on pourrait manier à sa guise. C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Ce ne peut donc être qu’en mourant que l’on apprend l’art de mourir. La plus grave méprise est de croire que l’on peut savoir à l’avance celui que l’on sera dans l’épreuve, alors que c’est précisément le propre de l’épreuve de nous le révéler.

(…) Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’apprendre à mourir, mais que cet apprendre consiste plutôt en un certain désapprentissage : l’ouverture à ce qui nous dépasse et qui vient à chaque instant. (…)

Apprendre vraiment à mourir consiste à s’ouvrir à cette dimension de mystère, à la laisser traverser notre existence de part en part. » [4]

Je le vois dans mon Service hospitalier. Des familles se trouvent totalement démunies, perdues, à la perspective de la mort prochaine, attendue ou non, de leur proche. Ce refus peut déboucher autant sur des demandes d’en finir rapidement ou, au contraire, et c’est bien plus souvent le cas, sur une demande d’obstination très clairement déraisonnable.

Il faut que notre génération se réapproprie la réalité de la mort comme une étape attendue de l’existence qui a toute sa raison d’être. Et se réapproprie pour elle-même l’accompagnement d’un mourant, qui n’attend que cela : restez-là, soyez-là, ne m’abandonnez pas au moment de nous quitter. Laissez-moi le temps de partir.

[1] Le Parisien, Alexandre Arlot (07/03/2022 et 10/03/2022)

[2] Art. R 4127-37 du CSP

[3] Rapport sur les sciences de la vie et les droits de l’homme. Fasc n°7, p. 360

[4] F. Hadjadj. Réussir sa mort. Anti-méthode pour vivre. Presses de la Renaissance, Paris 2005

Source : Interview du Dr Xavier Ducrocq, neurologue depuis 1986 et expert Gènéthique (17/03/2022)