« Un embryon est un embryon quel que soit l’endroit où il se trouve »

Publié le 29 Avr, 2024

En février, la Cour suprême de l’Alabama a rendu un arrêt concernant des embryons congelés dans le cadre d’une procréation médicalement assistée (PMA) qui a suscité de nombreuses réactions. Claire de la Hougue, docteur en droit et ancien avocat au Barreau de Strasbourg, décrypte cette décision.

Le 16 février 2024, la Cour suprême d’Alabama a rendu, par huit voix contre une, un arrêt LePage et autres, autorisant trois couples à demander réparation pour la destruction de leurs embryons cryoconservés, sur le fondement de la loi de 1872 relative à la mort des enfants (Wrongful Death of a Minor Act). Ce faisant, la Cour a renversé la décision de première instance qui avait débouté les parents (cf. PMA : les embryons congelés sont des « enfants » selon la Cour suprême de l’Alabama).

Cette décision a suscité de vives réactions, non seulement outre-Atlantique, où même le président Biden s’en est ému dans un communiqué du 22 février, mais aussi en Europe (cf. Alabama : la décision de la Cour suprême continue de faire des vagues). Il est donc nécessaire d’examiner le contenu de l’arrêt, qui étudie la nature juridique de l’embryon congelé, puis les enjeux de cette décision.

L’embryon congelé, chose ou personne ?

L’arrêt commence par situer le débat. Les parties et tous les juges conviennent que les enfants à naître sont des êtres humains génétiquement uniques, dont la vie commence à la conception et s’achève à la mort. Ils s’accordent aussi sur le fait qu’un enfant à naître est une « vie humaine », un « être humain », ou une « personne », non seulement dans le sens courant donné à ces termes, mais aussi au sens des lois de l’Alabama, quel que soit son stade de développement. La question posée est donc seulement celle de savoir s’il existe une exception, non écrite, pour les enfants à naître qui ne se trouvent pas in utero.

Les défendeurs soutiennent que l’enfant à naître cesse d’être un « enfant », ou une « personne », s’il ne se trouve pas dans le sein de sa mère. Il appartient alors à la catégorie des « choses ». La Cour observe que ni la loi de 1872, ni la jurisprudence n’excluent les enfants « extra-utérins ». La jurisprudence considère qu’un enfant à naître est un « mineur » au sens de la loi de 1872. Les tribunaux devant interpréter les lois en donnant aux mots leur sens ordinaire, et généralement compris, la Cour cite les différents dictionnaires, qui définissent l’enfant (child) comme une personne à naître ou récemment née (an unborn or recently born person). Elle constate que l’enfant à naître a toujours été considéré, même en remontant jusqu’au XVIIIe siècle, comme une personne vivante titulaire de droits et d’intérêts. Il n’y a donc aucune raison de penser que le législateur de 1872 ait eu une autre intention. La Cour estime que rien dans la loi ne réduit la définition des enfants à naître à ceux qui se trouvent physiquement in utero.

Les défendeurs affirment que l’application de la loi de 1872 aux embryons congelés aurait des conséquences indésirables, en particulier l’augmentation du prix de la fécondation in vitro (FIV) en raison du coût d’assurance du stockage des embryons. La Cour, bien que sensible à cet argument, répond qu’elle doit appliquer la loi, pas juger de son opportunité. Il ne lui appartient pas de créer une exception à la loi, d’autant que le peuple s’est prononcé dans la Constitution de 2022 pour empêcher les tribunaux d’exclure la vie « non née » de la protection de la loi.

Subsidiairement, les défendeurs soulignent que les « enfants embryonnaires » (embryonic children) étaient traités comme des biens, faisant l’objet de contrats qui pouvaient prévoir leur destruction. La Cour rejette cet argument, car il n’a pas été soumis en première instance, donc ne peut être soulevé pour la première fois en cause d’appel.

Le juge dissident Cook souscrit à la sacralité de la vie humaine dès son commencement, et au fait que tuer un enfant « non né » est un homicide suivant la loi de l’Alabama. Il estime toutefois que la séparation des pouvoirs exige que ce soit le législateur, et non le juge, qui mette à jour la loi en étendant son champ d’application au-delà de ce que le législateur de 1872 prévoyait. Il considère que le législateur ne visait que les enfants déjà nés, pas les enfants à naître et, évidemment, encore moins les embryons congelés. Le juge Cook souligne également que cet arrêt risque de mettre fin à la fécondation in vitro en Alabama, car personne ne prendra plus le risque de conserver des embryons par crainte de dommages et intérêts punitifs sur le fondement de la loi de 1872. Il compatit avec les parents qui n’auront plus cette chance d’avoir un enfant. Néanmoins, il reconnaît qu’il existe de puissants arguments politiques et moraux pour considérer comme souhaitable de mettre fin à la création d’embryons congelés. Il appelle le législateur à se saisir de la question.

Les enjeux liés au statut de l’embryon

La décision de la Cour suprême de l’Alabama est en cohérence avec le droit de cet Etat, qui protège l’enfant « non né » quel que soit le terme. Certes, la loi de 1872 ne pouvait pas envisager l’existence des embryons congelés, mais un embryon est un embryon quel que soit l’endroit où il se trouve (cf. Argentine : « tous les embryons sont et seront des êtres humains » selon l’Académie de médecine).

Cette décision peut par ailleurs être rapprochée de l’arrêt de Grande Chambre, Brüstle c. Greenpeace[1], dans lequel la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) affirme que tout ovule humain doit, dès le stade de sa fécondation, être considéré comme un embryon humain revêtu de la dignité humaine, dès lors que cette fécondation est de nature à déclencher le processus de développement d’un être humain. Cette affaire concernait la brevetabilité de cellules souches embryonnaires, donc des embryons qui n’étaient pas dans le sein maternel (cf. Europe : les recherches utilisant des embryons humains exclues de la brevetabilité).

L’arrêt LePage de la Cour suprême soulève par ailleurs la grave question des embryons surnuméraires et de leur statut (cf. Devenir des embryons surnuméraires : une décision « incroyablement difficile » pour les parents). Sachant le risque d’obtenir des embryons de qualité insuffisante, et la probabilité élevée de fausse couche après l’implantation d’un embryon fécondé in vitro, il est courant de créer un grand nombre d’embryons pour multiplier les chances de succès. Les embryons inutilisés peuvent être conservés pour une tentative ultérieure de procréation, remis à d’autres couples, détruits, ou donnés pour la recherche, ce qui implique leur destruction et les questions éthiques afférentes. En attendant, ils s’accumulent dans les centres de conservation où ils peuvent rester pendant des années (cf. PMA : la durée de stockage des embryons influe sur l’issue de la grossesse). En France, les embryons congelés étaient plus de 285 000 en décembre 2021, soit l’équivalent de la population d’une ville comme Bordeaux ou Strasbourg (cf. Embryons congelés : le casse-tête des cliniques, le dilemme des parents).

Pourtant, si leur statut juridique est discuté, leur appartenance à l’espèce humaine ne l’est pas, ce qui devrait entraîner la « reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables » selon les termes de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le risque de coûts prohibitifs pourrait faire évoluer la pratique de la fécondation in vitro dans un sens plus respectueux de la dignité humaine. Le Chief Justice Parker souligne dans son opinion concordante que certains pays ont strictement encadré la fécondation in vitro de façon à ne créer que le nombre d’embryons qui seront implantés, évitant la congélation et la destruction d’embryons humains, tout en répondant aux problèmes d’infertilité (cf. Destruction ou adoption des embryons congelés : quelle solution ?).

Cet arrêt suscite en réalité de vives réactions parce qu’il survient dans un contexte d’âpre débat autour de l’avortement. La question du statut de l’embryon est donc cruciale (cf. « Dans un pays libre comme le nôtre, on doit pouvoir discuter pour savoir si l’embryon est ou non une personne humaine »). Le président Biden écrit dans son communiqué : « Ne vous y trompez pas : c’est une conséquence directe du renversement de Roe v. Wade ». En effet, par l’arrêt Dobbs du 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis a cessé de garantir constitutionnellement le droit à l’avortement, pour remettre cette compétence aux législateurs des différents Etats (cf. Avortement : la décision de la Cour suprême entre réactions et interprétations). Dès novembre 2022, l’Alabama, a inscrit dans sa Constitution le caractère sacré de la vie à naître et la protection des droits des enfants non nés, y compris le droit à la vie, et précisé que la Constitution ne reconnaît pas de droit à l’avortement. Cet arrêt précise donc le champ d’application de cette protection constitutionnelle des embryons en Alabama.

 

[1] CJUE, C-34/10 du 18 octobre 2011

Claire de La Hougue

Claire de La Hougue

Expert

Docteur en droit, ancien avocat au Barreau de Strasbourg, chercheur associé à l'ECLJ

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