Euthanasie : « ne pas se laisser enfermer dans le piège du choix truqué entre mourir ou souffrir »

Publié le 1 Sep, 2022

Alors que le sujet de la fin de vie fait lui aussi sa rentrée, entre pression des militants et réponse des professionnels (cf. Claire Fourcade : « Le débat public doit se fonder sur des données fiables et dénuées de toute instrumentalisation »), Henri de Soos, juriste de formation et auteur de L’Impasse de l’euthanasie livre son analyse pour Gènéthique. Entretien.

 

Gènéthique : La dépénalisation de l’euthanasie a été promise par Emmanuel Macron lors de la dernière campagne présidentielle. Récemment (cf. Fin de vie : les sondages « ne procurent jamais une vérité de l’opinion »), un sondage Ifop à la demande de la MGEN indiquait que 92% des Français y seraient favorables. La société serait-elle « prête » comme on l’entend souvent ?

Henri de Soos : Affirmer que la société est « prête » est un argument trop facile, utilisé comme un constat d’évidence pour justifier les mesures dites sociétales de ces dernières années. Dans le climat culturel actuel, la liberté individuelle est érigée en valeur suprême. Face à une mesure présentée comme un droit de plus qui « n’enlève rien à personne », beaucoup se disent : « si certains veulent en finir, c’est leur affaire, au nom de quoi s’y opposer ? »

Le sondage pour la MGEN constitue le dernier d’une longue série d’enquêtes similaires du lobby pro-euthanasie. Le spécialiste dans ce domaine reste l’association ADMD[1] : elle a posé sept fois la même question entre 2010 et 2022, avec à chaque fois autour de 95% de réponses favorables à l’euthanasie.

Comment expliquer cette quasi-unanimité, qui n’existe dans aucun autre domaine éthique ? De fait, la question posée par l’ADMD (comme dans beaucoup d’autres sondages similaires) constitue une sorte de piège dialectique. De façon théorique, elle oppose d’un côté « des maladies insupportables et incurables » et de l’autre, une mort possible « sans souffrance » par euthanasie. Qui voudrait supporter l’insupportable ? Cette question biaisée, qui ne propose aucune autre alternative, oblige à répondre oui, sauf à paraitre inconscient ou sadique. Le choix proposé est presque du style « préférez-vous être riche et en bonne santé, ou pauvre et malade ? ».

En réalité, pour leurs proches et pour eux-mêmes, les Français ont une analyse tout à fait différente. Le sondage réalisé en mars 2021 pour le Collectif Soulager mais pas tuer se révèle très instructif à cet égard[2]. A la question « Quand vous pensez à votre propre fin de vie, quels sont parmi les points suivants les deux qui vous semblent prioritaires ? », les réponses sont les suivantes :

  • « Ne pas faire l’objet d’un acharnement thérapeutique » : 46 %
  • « Ne pas subir de douleurs » : 48 %
  • « Être accompagné » : total de plusieurs sous-réponses possibles : 55 %
  • « Pouvoir obtenir l’euthanasie » : 24 %.

L’écart se révèle ainsi considérable : 93 % favorables à l’euthanasie selon la question de l’ADMD d’avril 2021, et seulement 24 % selon celle du Collectif Soulager mais pas tuer en mars 2021. Cet écart provient de la différence majeure entre une perception globale, qui concerne « les autres » en général, et une perception personnelle, qui concerne un choix vital pour soi-même. Quand on me pose la question en théorie, je ne vois pas pourquoi je refuserais à certains d’être euthanasiés, s’ils le souhaitent. Mais en pratique, dans mon cas personnel, je préfère de loin être bien accompagné pour une fin de vie la plus sereine possible…

 

G : Le président de la République entend passer par une convention citoyenne. Que pensez-vous de cette méthode ?

HdS : Dans le domaine de la fin de vie, la « Conférence de citoyens » en 2013 (en amont de la loi Claeys-Leonetti de 2016), et le « Comité citoyen » en 2018 (dans le cadre des Etats généraux préparant la loi bioéthique de 2021), se sont révélés des fiascos et n’ont servi à rien. Visiblement, le Président entend s’inspirer davantage de la convention citoyenne pour le climat de 2019-2020 : plus professionnelle, plus transparente, cette méthode a cependant conduit à des propositions parfois très idéologiques.

A mes yeux, des conditions de forme doivent d’abord garantir la neutralité du dispositif. Si l’organisation est confiée au CESE[3], comme l’a évoqué le président Macron, ce choix va d’emblée jeter une suspicion majeure. Sous la pression des partisans pro-euthanasie en son sein, et notamment de son président, le CESE s’est déjà autosaisi de la question de la fin de vie en 2018. Son rapport concluait qu’il fallait légaliser une « sédation profonde explicitement létale » (termes confus et antinomiques, pour désigner une euthanasie sans utiliser le mot !).

Avec le CESE organisateur, on peut d’ores et déjà prédire les conclusions avant même le début des débats. Si le pilotage est par contre confié à un autre organisme tout aussi légitime, comme le CCNE ou le CNSPFV[4], une meilleure neutralité déontologique sera peut-être au rendez-vous…

Il faudra également respecter des conditions de fond pour garantir la qualité et l’objectivité des informations présentées. Outre des données juridiques, statistiques, sociologiques, bien expliquer ce que sont les soins palliatifs sera indispensable. Ceux-ci restent profondément méconnus du grand public en France, malgré les efforts de la SFAP[5]. A mon avis, chaque membre de la Convention devra s’immerger au moins une journée entière dans un service de soins palliatifs. Si ce petit « stage » n’est pas réalisé, on restera forcément dans des postures plus ou moins idéologiques.

 

G : Le président de la République a également affirmé, en avril dernier : « Je suis favorable à ce qu’on évolue vers le modèle belge ». Que peut-on retenir de l’« exemple » des pays qui pratiquent l’euthanasie ?

HdS : Parler de « modèle », c’est déjà une façon de valoriser une expérience considérée comme très positive. Le lobby pro-euthanasie s’y emploie au quotidien, en maintenant un véritable black-out sur les conséquences négatives à l’étranger. Mais que se passe-t-il réellement dans les pays ayant légalisé l’euthanasie ? Cet inventaire, que j’ai présenté le mieux possible sur 60 pages dans mon livre, met notamment en évidence :

  • la hausse continuelle du nombre d’euthanasies officielles, qui atteint près de 5% des décès aux Pays-Bas (à titre de comparaison, cela correspondrait à plus de 30 000 euthanasies à faire chaque année en France) ;
  • la persistance de très nombreuses euthanasies clandestines, prouvée par plusieurs études scientifiques en Belgique ;
  • l’absence de contrôle réel, les commissions chargées de cette mission se contentant d’une analyse formelle, a posteriori, des déclarations que les médecins veulent bien leur faire pour être « dans les clous » ;
  • des catégories de plus en plus larges de personnes concernées, soit par interprétation plus laxiste de la loi initiale, soit par de nouvelles lois. La liste se rallonge progressivement et en devient impressionnante : personnes avec une maladie grave et incurable, mais qui ne sont pas en fin de vie ; personnes dépressives, ou atteintes d’Alzheimer ; personnes handicapées ; détenus en prison ; mineurs (en Belgique et aux Pays-Bas) ; personnes invoquant une « polypathologie » (plusieurs problèmes de santé, pas forcément graves, liés à la vieillesse) ; et bientôt, personnes de plus de 70 ans simplement « fatiguées de vivre »…

La Belgique cumule pratiquement toutes les dérives que je viens d’évoquer. Ce prétendu « modèle » se révèle en réalité un contre-exemple à ne surtout pas imiter ! Mais aura-t-on le courage de voir cette réalité ?

 

G : Claire Fourcade, présidente de la SFAP, a une fois de plus rappelé la position des soignants lors de leur dernier congrès (cf. Claire Fourcade : « Je suis médecin, la mort n’est pas mon métier »). Soins palliatifs et euthanasie pourraient-ils cohabiter ?

HdS : L’affirmer constitue un autre piège de l’argumentaire des partisans de l’euthanasie. Selon eux, l’euthanasie ne serait que « l’ultime soin palliatif » qu’une personne serait en droit d’exiger, les deux pratiques étant présentées comme complémentaires.

Cette thèse paraît séduisante au premier abord, puisque qu’elle permet de concilier les deux options possibles. Préoccupés avant tout (et à juste titre) de ne pas souffrir, beaucoup de nos concitoyens ont tendance à voir l’euthanasie comme « un plat de plus au menu », une option à rajouter « au cas où ».

En réalité, les deux protocoles médicaux restent par nature inconciliables. Ils poursuivent des objectifs diamétralement opposés : l’euthanasie, c’est faire mourir une personne en quelques minutes ; les soins palliatifs, c’est accompagner au niveau médical et humain cette personne le mieux possible jusqu’au terme de sa vie, le temps qu’il faudra, c’est-à-dire un temps que l’on ne connaît pas d’avance.

Plus profondément encore, les partisans de l’euthanasie veulent imposer l’autonomie et la liberté personnelle comme les valeurs suprêmes à respecter. L’interdit de tuer son semblable ne représente plus, pour eux, un pilier fondateur de la vie collective. Ce principe constitue pourtant une des conditions essentielles de toute vie paisible en société[6], depuis des millénaires et dans toutes les civilisations. Il est le fondement éthique le plus solide de la confiance entre soignants et soignés, au cœur de notre dispositif de santé.

 

G : Alors que la France fait face à un manque de soignants, que la situation économique est jugée préoccupante par certains, et que le scandale Orpea a mis en lumière la façon dont les personnes âgées peuvent être traitées, serait-il possible que l’euthanasie soit proposée comme une « solution » ?

HdS : Les enjeux de la santé en général, et la prise en charge des personnes âgées en particulier, constituent aujourd’hui de graves défis : gouvernance, financement des programmes de solidarité, considération des personnels soignants, respect des plus fragiles… Au printemps 2021, beaucoup n’ont-ils trouvé scandaleux que le Parlement vote pour légaliser l’euthanasie, alors que nous prenions en pleine pandémie des mesures drastiques pour éviter des décès ?

Les partisans de l’euthanasie ne diront jamais qu’ils veulent la légaliser pour des raisons d’économies financières, ou parce que les personnes en fin de vie coûtent trop cher à la Sécurité sociale. L’argument serait considéré à juste titre comme inacceptable pour l’immense majorité de nos compatriotes. Mais derrière l’affichage de « bons sentiments » (éviter la souffrance, respecter la liberté…), je pense que certains responsables politiques prennent sérieusement en compte cette problématique.

Le pays qui a osé le premier en parler ouvertement, c’est le Canada. Selon un rapport du Parlement, publié en octobre 2020, sa législation sur l’euthanasie permet une économie de 149 millions de dollars par an (cf. Canada : 1200 euthanasies en plus, 149 millions de dollars de frais de santé en moins). Avoir fait ce calcul est révélateur : la tentation peut être grande d’utiliser l’euthanasie comme moyen de réduire les déficits publics !

Le plus grave cependant, à mes yeux, c’est que de nombreuses personnes âgées fragilisées s’appliquent à eux-mêmes ce raisonnement mortifère : « Je suis devenu un poids pour ma famille, je coûte cher à la société, il vaut mieux que je m’en aille rapidement… ». Qui n’a pas entendu de telles phrases désabusées, tristes et résignées ? Il y a là un enjeu éthique considérable, directement lié au bon accompagnement médical et humain des personnes en fin de vie.

 

G : Le premier article de la proposition de loi d’Olivier Falorni visant à dépénaliser euthanasie et suicide assisté avait été voté le 8 avril 2021. Une prise de conscience, du législateur et du citoyen, vous semble-t-elle encore possible ?

HdS : Le vote, à une large majorité, du principe de légaliser l’euthanasie en France (correspondant à l’article 1 de la proposition de loi Falorni) a incontestablement constitué un électrochoc. Une partie de l’opinion publique et du monde médical, en particulier au sein du milieu des soins palliatifs, a pris conscience que le risque était devenu imminent. Fait significatif : début 2022, pas moins de quatre livres ont été publiés pour dénoncer les dangers d’une telle légalisation. Une autre évolution me parait encourageante du côté des professionnels et des bénévoles des soins palliatifs : depuis quelques mois, par de multiples prises de parole et témoignages concrets, il me semble qu’ils expliquent mieux leurs missions, leurs succès, leurs besoins.

Il faut souhaiter que la convention citoyenne, si elle est maintenue, prenne en compte les points de repère que j’ai évoqués plus haut. A travers elle, l’opinion publique et les parlementaires doivent pouvoir mieux mesurer à la fois les chances que représentent les soins palliatifs et les dangers que représente l’euthanasie. Le consensus pourrait alors évoluer, non pour légaliser l’euthanasie ou le suicide assisté, mais pour développer de façon beaucoup plus forte et rapide les soins palliatifs. Les urgences dans ce domaine sont connues. En priorité, ceux-ci doivent devenir réellement accessibles à tous ceux qui en ont besoin (environ 60% des personnes en fin de vie), et la formation du personnel médical doit être fortement accélérée.

Voilà l’enjeu essentiel des débats futurs : ne pas se laisser enfermer dans le piège du choix truqué entre mourir ou souffrir. La solution n’est pas de supprimer le malade pour supprimer la souffrance, mais elle réside dans le bon soulagement des douleurs et un accompagnement humain de qualité. L’interdit de tuer doit rester le ciment qui unit nos concitoyens, dans un « vivre ensemble » où une fraternité bienveillante s’applique jusqu’aux derniers instants de chacun.

 

[1] Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité. Leur dernier sondage date de février 2022.

[2] « Les Français et la fin de vie », Ifop, mars 2021.

[3] Comité Economique, Social et Environnemental.

[4] Comité Consultatif National d’Ethique ; Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie.

[5] Société française d’accompagnement et de soins palliatifs.

[6] Sauf en cas de guerre (exception collective) ou de légitime défense (exception individuelle).

Photo : iStock

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