« Personne, dans la société française contemporaine, ne considère que l’avortement est menacé », affirme Guillaume Drago, professeur de droit public à l’université Paris Panthéon-Assas. « Il faut même dire que, plus que jamais, le recours à l’IVG est généralisé puisque, en 2022, 234 300 avortements ont eu lieu, en augmentation de 7 %, soit un quart des naissances potentielles dans notre pays » (cf. France : 234 300 avortements en 2022).
« Ce chiffre considérable devrait inquiéter nos politiques », estime le professeur. Pourtant, « au lieu de s’interroger sur les causes du recours à l’IVG et sur les moyens d’aider les femmes en difficulté conjugale, affective, sociale, familiale, on veut inscrire dans le marbre constitutionnel ce que la loi de 1975 identifiait clairement comme une situation de “détresse”, terme employé alors par la loi », dénonce-t-il.
Une remise en cause de « l’édifice législatif relatif à l’IVG »
« La loi du 17 janvier 1975 sur l’IVG énonce, dans son article premier, que “la loi garantit le respect de tout être humain dès le commencement de la vie. Il ne saurait être porté atteinte à ce principe qu’en cas de nécessité et selon les conditions définies par la présente loi” », rappelle Guillaume Drago. « Ce principe législatif était, lors du débat de 1975, un élément essentiel qui avait conduit à accepter une “suspension” (c’est le terme employé par l’article 2 de la loi) des dispositions du code pénal réprimant la pratique de l’avortement (ancien article 317), souligne-t-il. Il s’agissait d’équilibrer les droits de la mère et ceux de l’embryon, en posant une règle dérogatoire au “respect de tout être humain dès le commencement de la vie” ».
Une législation « par essence dérogatoire » initialement, dont l’esprit « a été détourné au profit de ce qui deviendrait une “liberté” constitutionnelle, revendiquée par chaque femme », analyse le professeur de droit. « Si la proposition de loi constitutionnelle était votée, elle s’imposerait à cette législation qui deviendrait en quelque sorte sans objet, pointe-t-il. C’est l’ensemble de l’édifice législatif relatif à l’IVG qu’il faudrait modifier ».
Une « liberté », pas tout à fait un « droit »
Alors que la proposition de loi votée par les députés défendait un « droit » à l’avortement pour toutes les femmes (cf. Le « droit à l’avortement » en chemin vers la Constitution), les sénateurs ont « préféré conforter la compétence du législateur en cette matière, ajoutée à l’article 34 de la Constitution sur la compétence du législateur, en énonçant que “la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse” » (cf. Avortement dans la Constitution : un sénateur fait cavalier seul).
« Ce qui est fort différent », insiste Guillaume Drago. Par ce vote, la Chambre haute entend « fai[re] du législateur l’organisateur et, d’une certaine façon, le garant de cette liberté, qui pourrait comporter des limitations et des conditions d’exercice précisément définies ».
La crainte du référendum
Le vote d’une proposition de loi constitutionnelle aurait nécessité la tenue d’un référendum pour être entérinée. Mais le président de la République « a bien senti le danger d’un débat national », juge Guillaume Drago. Il a donc décidé d’opter pour un projet de loi constitutionnelle (cf. IVG dans la Constitution : un projet de loi présenté le 13 décembre).
« La différence est sensible en ce que, toujours selon l’article 89 de la Constitution, le projet voté par les deux assemblées peut, au choix du président, être soumis au référendum mais surtout être voté par le Congrès, rassemblant l’Assemblée nationale et le Sénat, à la majorité des trois-cinquièmes des suffrages exprimés », explique le professeur. « On évite ainsi de consulter le peuple, c’est plus simple », pointe-t-il. « Les Français apprécieront ».
Une « liberté » en conflit avec de nombreuses autres
« Sur le fond, la “liberté des femmes” de procéder à une IVG comporte d’aussi grands dangers que le “droit” initialement défendu », indique Guillaume Drago.
« La liberté de la femme de recourir à l’IVG, rappelée par le Conseil constitutionnel dans une décision du 27 juin 2001 découle de l’article 2 de la Déclaration de 1789 sur la liberté générale. » Or, « cette liberté ne peut être absolue car elle doit être conciliée avec d’autres libertés, droits et principes constitutionnels, comme le principe de dignité de la personne humaine dégagé en 1994 par le Conseil constitutionnel, lors de l’examen des lois bioéthiques ».
Mais la liste ne s’arrête pas là. « On peut citer aussi la liberté de conscience des personnels de santé qui peuvent, avec la loi Veil de 1975, refuser, en conscience, de procéder à des IVG, et qui est aussi une liberté constitutionnelle, continue le professeur, ou encore la liberté personnelle des personnels de santé, la protection de la santé, énoncée par les alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946, intégré à notre Constitution, poursuit-il, enfin, la protection constitutionnelle de l’intérêt supérieur de l’enfant énoncée encore par le Conseil constitutionnel en 2019 ».
« En dernier lieu, il faut faire référence à l’article 16 du Code civil selon lequel « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ».
Un risque d’imbroglios juridiques, et d’oppositions entre citoyens
« La liberté du recours à l’IVG vient contredire tous ces principes », analyse Guillaume Drago. « Les juges, constitutionnel, civil, pénal, administratif, pourront-ils hiérarchiser et concilier tout cela ? », interroge-t-il.
« Certains droits et libertés risquent d’être écartés », prévient le professeur, comme la clause de conscience des personnels de santé, « régulièrement attaquée, au profit d’une “liberté” sans garde-fous » (cf. « L’inscription de l’IVG dans la Constitution menace la liberté de conscience du personnel médical »).
« La Constitution, interprétée par les juges, doit concilier les droits et libertés pour les conforter et non pour les opposer », rappelle-t-il. « “Rigidifier” une telle liberté ne la rendra pas plus effective mais créera des oppositions au sein du milieu médical et entre les citoyens », annonce Guillaume Drago.
« Pourra-t-on encore dire que l’on est en désaccord avec l’avortement ? », s’inquiète le professeur. « L’enjeu est celui de la liberté des citoyens, et pas seulement de la femme, analyse-t-il. C’est un enjeu global, celui de la protection du plus faible, l’enfant à naître, ignoré des débats parlementaires et d’un président indifférent ».
Sources : Aleteia, Guillaume Drago (21/11/2023) ; Le Figaro, Guillaume Drago (30/10/2023) – Photo : falco de Pixabay