Alors que le quinquennat d’Emmanuel Macron s’est terminé sur l’extension des délais pour avorter de 12 à 14 semaines pour une IVG instrumentale (cf. Avortement : Les députés adoptent définitivement la PLL Gaillot) et l’intégration dans le droit commun, sans consultation parlementaire, des mesures prises pendant la crise sanitaire pour les IVG médicamenteuses (cf. IVG médicamenteuse : les mesures dérogatoires de la crise sanitaire intègrent le droit commun), Michel Nodé-Langlois, philosophe, revient sur les raisons méconnues sur lesquelles s’appuie le respect dû à toute personne humaine.
Pourquoi ce titre, en manière de jeu de mots ? Chacun connaît l’expression latine persona grata. Elle qualifie quelqu’un dont la présence est autorisée, ou acceptée, voire appréciée, dans un lieu quelconque, ou au sein d’une collectivité. Il est vrai qu’on l’utilise le plus souvent de manière négative : elle sert alors à présenter quelqu’un comme indésirable. C’est ainsi qu’il faut être membre d’un club pour pouvoir profiter de ses locaux de réception, et que si ce n’est pas le cas, on ne pourra y accéder sans y avoir été invité. On y serait sinon persona non grata.
Le jeu de mots vise toutefois autre chose que ce type de situations anecdotiques. Il voudrait suggérer que dans la culture qui est la nôtre, la culture contemporaine des sociétés dites développées, qui entraînent les autres à leur suite, ce n’est pas seulement telle ou telle personne, tels ou tels groupes de personnes qui se trouvent jugés indésirables ici ou là, et pour des raisons diverses, légitimes ou iniques. Notre culture d’aujourd’hui présente, en tout cas de manière tendancielle, un aspect original qui peut amener à se demander sérieusement si elle a encore droit au titre de civilisation – qu’elle revendique plus fort que jamais, tant il lui importe de ne pas passer pour une barbarie. Cet aspect nouveau et remarquable est que ce ne sont pas seulement les personnes qui font l’objet de refus divers, mais c’est la notion même de personne, ou, si l’on veut la personnalité, en un sens moral et juridique plutôt que psychologique, qui se trouve en butte à une forme de refus – dont certaines personnes concrètes font les frais, à qui l’on refuse la « bienvenue au club » de la vie et de l’humanité, ou que l’on juge indignes d’y rester.
La dérive moderne de la notion de dignité
On pourrait objecter à cela que la pensée moderne a au contraire mis au centre de la réflexion morale la notion de personne, et au fondement du droit ce qu’il est convenu d’appeler sa dignité.
L’usage moderne de ce terme a en fait quelque chose d’étrange, car, dans la culture romaine, la dignitas qualifiait quiconque avait une forme de supériorité par rapport à d’autres, par exemple en exerçant une charge publique : elle était le propre des personnages que nous appelons encore éminents, c’est-à-dire ceux que leur condition, leur importance, leur influence, ou leur compétence élève au-dessus des autres. C’est pourquoi le degré suprême de la dignitas appartenait à Rome à l’empereur, celui que sa fonction mettait politiquement au-dessus de tous les autres. Une conséquence de cette prérogative, dans le cadre du paganisme romain, était l’obligation légale d’encenser l’empereur, soit de lui rendre les honneurs divins, ce à quoi plus d’un chrétien s’est refusé, se condamnant par là même au martyre.
La notion moderne de dignité, au sens que la philosophie morale lui donne, est tout à l’opposé de cette conception antique de la dignitas, puisqu’elle en est venue à signifier l’égalité foncière de tous les humains en tant qu’ils sont jugés dignes de respect de la part d’autrui.
Certes, le terme connote encore l’idée d’une certaine supériorité, mais il ne s’agit plus d’une relation de supériorité entre humains. L’égale dignité des personnes humaines est indépendante de toutes les relations hiérarchiques et de toutes les inégalités de rang ou de condition, qui existent par ailleurs entre elles au sein de la vie collective. Elle renvoie à ce par quoi les personnes ne sont pas supérieures les unes par rapport aux autres, mais toutes par rapport à l’ensemble des choses qui ne sont pas des personnes, et qui constituent ce que nous appelons le monde ou la nature.
Dans son usage moderne, le terme de dignité renvoie à la prérogative qui fait de la personne un sujet moral, que les autres doivent reconnaître en tant que tel : cette prérogative est le fait de disposer d’une volonté libre, qui est une puissance de choix, et qui permet aux personnes d’être, comme disait Aristote, « principe de leurs actes », ou, comme nous disons, responsables. La liberté, en tant que capacité de déterminer sa conduite par des choix, est ce qui distingue la personne de tous les êtres qui n’agissent que par l’effet d’un déterminisme physique, ou par une impulsion instinctive.
Cette notion est à la racine des modernes déclarations des droits humains, et notamment de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948. Son préambule énonce que « tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Trois concepts sont ici mentionnés et implicitement articulés : la liberté, la dignité et le droit. La première est le fondement de la seconde, qui est elle-même le fondement du troisième. Quant à l’égalité, loin d’avoir un sens purement quantitatif, elle ne fait que redoubler le premier terme du préambule, qui attribue la liberté et ce qu’elle implique à tous les hommes : cette égalité ne signifie en fait rien d’autre que l’universalité des droits humains fondamentaux, eux-mêmes fondés sur l’attribution universelle de la dignité de sujet moral à tous les membres de l’espèce humaine. Disparaît alors la distinction entre deux catégories d’hommes qu’ont connue toutes les civilisations antiques, et qui a resurgi ici ou là au cours de l’époque moderne : la distinction entre les hommes libres – ceux qui peuvent agir selon leur propre volonté – et les esclaves – dont l’action est toujours subordonnée à la volonté d’un autre, et la vie souvent à la merci du bon vouloir de ce dernier.
Cette distinction nous apparaît aujourd’hui comme une injustice majeure, parce qu’elle comporte un déni d’humanité infligé à certains humains de la part d’autres humains – comme ce fut à nouveau le cas dans cette sorte d’esclavagisme extrême que furent le goulag et les camps de la mort.
Naître humain
Il est significatif que Robert Anthelme ait intitulé L’espèce humaine le livre qu’il a consacré à la vie dans ces camps, et au processus de déshumanisation qui y était méthodiquement infligé aux prisonniers. C’était rappeler que les hommes sont ce qu’ils sont en tant que membres d’une espèce, et que les régimes totalitaires n’ont eu de cesse que de dénier cette appartenance à certains membres de ladite espèce, par exemple en les considérant comme des « sous-hommes (Untermenschen) », pour reprendre une expression que les nazis ont empruntée à Nietzsche.
Or c’est aussi du point de vue de leur nature spécifique que les humains sont considérés dans la Déclaration universelle, puisque l’affirmation de leur dignité est d’une part fondée sur la liberté comme prérogative de l’homme, et d’autre part référée à cette commune origine qu’est la naissance, soit à leur appartenance à l’espèce humaine par voie de génération naturelle.
Ce dernier concept est décisif. Car présenter l’humanité des hommes comme un fait de nature, c’est signifier qu’il ne revient à aucune volonté humaine d’en décider : la nature n’est en effet rien d’autre qu’un ordre des choses dont l’homme n’est pas le principe, qu’il n’a ni inventé ni fait, et qui est au contraire présupposé à sa propre existence. Reconnaître dans l’humanité un fait de nature signifie avant tout que nul ne peut décider de l’humanité de l’autre, et que chacun a le devoir, à l’égard de tout autre humain, de respecter les droits qui découlent de leur humanité commune. Si les humains ont des droits et des devoirs les uns à l’égard des autres, c’est parce que l’humanité est une réalité antérieure à tout exercice de la volonté humaine, donc une réalité que cette volonté est conviée à reconnaître comme telle, avec toutes les implications qu’elle entraîne, c’est-à-dire avec toutes les exigences qu’elle comporte.
Naître humain, c’est venir à l’existence avec certaines capacités potentielles dont ne disposent pas les autres espèces, par exemple celle d’apprendre à parler, et par ce moyen d’entrer en relation intelligente avec ses semblables, et d’avoir grâce à cela un comportement responsable à leur égard. Or l’on sait qu’une telle capacité, pour naturelle qu’elle soit, ne peut s’accomplir, devenir une capacité effective et non pas seulement virtuelle, que si le petit d’homme bénéficie de l’action bienveillante d’un milieu qui l’éduque. Dans le cas contraire, l’individu ne peut accéder à l’exercice de la capacité qu’il a reçue de la nature : tel est le cas de ceux que l’on a appelés les « enfants sauvages », lesquels ont été privés du lien éducatif parce qu’ils ont été perdus ou abandonnés, et ont survécu à l’écart de tout milieu humain. Passé un certain âge, précoce, ils étaient définitivement incapables de développer les capacités proprement humaines, qu’ils auraient développées comme tout autre enfant dans des conditions conformes à leur nature d’homme. La nature humaine est telle qu’elle ne peut accomplir ses potentialités que moyennant la relation entre ceux qui l’ont en partage. C’est ce qui faisait dire à un grec comme Aristote que l’homme est un animal « naturellement fait pour vivre en société », et même un « animal politique par nature », parce que sa nature le voue à se doter d’une civilisation, c’est-à-dire d’une organisation volontaire et intelligente de sa vie collective.
Le cas des enfants sauvages est exemplaire parce qu’il montre que l’humanité de chaque humain est à la fois un fait de nature, et une réalité qui est naturellement tributaire du comportement volontaire des autres hommes à son égard. L’abandon du petit d’homme est contre nature, parce qu’elle le prive des conditions pour que sa nature puisse accomplir toutes ses virtualités, suivant la même logique qui fait qu’un arbre qui n’est pas privé d’eau, ni empêché de pousser, finit par produire ses fruits.
S’il y a des droits et des devoirs, c’est parce que nul ne peut juger légitime de développer sa nature de la manière la plus heureuse pour lui, sans considérer que cette fin est tout aussi légitime pour quiconque possède la même nature que lui. Ainsi c’est bien sur leur communauté de nature que se fonde la relation de droit entre les personnes, pour autant que cette nature comporte des exigences que nul ne peut revendiquer pour lui-même sans les reconnaître également chez les autres.
Quand la volonté d’autrui menace la dignité de la personne
On comprend alors que la dignité humaine ne puisse être que menacée dès lors que la personnalité – au sens moral et juridique du terme, et au sens où celui de personne est le nom propre de l’humain en tant que tel –, ne serait plus considérée comme un fait de nature s’imposant objectivement à la conscience des hommes, mais comme quelque chose qui relèverait d’une décision humaine, sinon individuelle, du moins collective.
Celui qui ne respecte pas le droit de quelqu’un d’autre, c’est-à-dire qui décide arbitrairement de ce à quoi ce dernier, selon lui, a droit, celui-là est condamné comme un criminel. Voler, par exemple, revient à faire comme si celui qu’on vole n’avait pas le droit de disposer à sa volonté de ce qui lui appartient. Le crime est négation du droit, et cette négation atteint toujours la personne qui est sa victime, même si ce n’est pas la personne elle-même qui est physiquement atteinte, mais seulement ses biens. Car c’est bien la liberté de la personne qui est contrariée lorsqu’on la prive de la libre disposition de ce qu’elle possède légitimement. Toute action criminelle est un déni de droit, et ce déni est toujours au fond un déni de la personnalité de l’autre, qui est le fondement des droits, et dont les droits sont l’expression concrète. Décider du droit de l’autre, refuser de lui devoir telle ou telle chose, qu’il s’agisse de respecter ses biens, sa vie, ou son honneur, c’est faire comme s’il n’était pas une personne, et ne devait pas être traité comme tel.
La logique du droit, sous la forme de la justice pénale, est donc de sanctionner et de punir le déni de personnalité, lorsqu’il prend la forme d’une action individuelle criminelle.
Si ce déni de la dignité personnelle est ce qui rend inique l’action criminelle, il faut juger tout aussi inique, mais à un degré supérieur de gravité, toute forme légalisée d’un tel déni, même si elle est issue d’une décision majoritaire selon les procédures parlementaires d’un État démocratique. Ce fut le cas dans les institutions déjà évoquées de l’esclavage et des camps de la mort. Mais nous avons affaire aujourd’hui à d’autres formes de ce même déni : elles frappent certaines personnes qui ne font plus l’objet d’un respect inconditionnel, que par ailleurs l’éthique et le droit exigent.
Il est remarquable que les personnes en question se voient dénier ce respect à des moments de leur vie où elles sont le plus tributaires de la volonté d’autrui, soit au tout début et à la fin de cette vie, lorsque leur inaccomplissement ou leur déchéance les met à la merci des décisions que les autres prendront à leur égard.
Tel est bien le problème que pose la revendication d’un droit à l’euthanasie, voire ce qu’on en est venu à appeler le « droit de mourir dans la dignité ». Cette expression donne d’elle-même à entendre qu’il serait humainement indigne de souffrir, de manifester sa souffrance par le cri ou le gémissement, d’y faire du même coup participer son entourage en sollicitant sa compassion et sa charité, cela parce que les antalgiques sont à la limite de leur efficacité, et que l’on ne veut pas qu’il soit mis fin à ses jours. La suppression de la vie est la violence à la fois la plus élémentaire et la plus extrême qui puisse être infligée à une personne, et cette violence est la même quel que soit celui qui l’inflige, que ce soit la personne elle-même, ou celles qu’elle convierait à l’assister pour le faire.
On pourrait certes faire remarquer que le droit au suicide assisté ne peut pas être mis au compte d’un déni de personnalité, puisqu’il en remet la décision à la volonté du patient et au consentement de son entourage, soit à cette capacité de décision qui fait toute l’essence de la personne en tant qu’agent libre. Mais la personne n’en est pas moins violentée dans sa réalité naturelle d’être vivant, et que ce soit elle-même qui en décide, d’une manière qu’on suppose délibérée, ne change rien à cette violence. Imaginons le cas de celui qui tuerait une personne suicidaire dont il ignorerait qu’elle l’est, de telle sorte qu’on ne pourrait dire qu’il la tue contre son gré : celui-là n’en serait pas moins condamné comme criminel. Une violence agréée par sa victime n’en est pas moins une violence faite à sa personne. (…)
La suite de cette réflexion est à suivre dans la lettre mensuelle du mois prochain : Persona grata – 2e partie.
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