« Comment la Cour européenne des droits de l’homme est en train de construire un droit à mourir »

28 Nov, 2023

Alors que la Cour européenne des droits de l’homme s’apprête à juger, le 28 novembre, une affaire concernant l’euthanasie, Grégor Puppinck, docteur en droit et directeur du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ), estime que l’institution européenne cherche à affirmer de nouveaux droits, aux dépens du bien commun.

Oserais-je l’écrire ? Il y a dix ans, un ancien juriste de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) m’a montré une feuille de papier présentant les étapes passées de la jurisprudence de cette Cour en matière d’euthanasie. Figuraient aussi sur cette feuille des étapes futures conduisant à la reconnaissance progressive, jugement après jugement, d’un droit de l’homme à la mort volontaire, c’est-à-dire au suicide assisté et à l’euthanasie. Chaque étape, passée et future, de la construction de ce « droit » était clairement indiquée sur une « timeline ». Bien sûr, seules les étapes passées étaient associées à des références jurisprudentielles. Il s’agissait visiblement d’un document juridique stratégique. Bien que présenté comme authentique, je ne peux aucunement l’affirmer, ni le prouver, et mon informateur ne m’a pas permis d’en faire une copie.

Quoi qu’il en soit, ce document m’a stupéfié, si bien que j’entrepris d’en vérifier l’exactitude. Cela aboutit à la publication d’une étude qui constatait effectivement, et exposait, comment la CEDH construit pas à pas un droit à la mort volontaire. Cette étude décrivait une construction jurisprudentielle ingénieuse, qui, à coups de citations ambiguës, érige sur le vide un « droit » non seulement absent de la Convention européenne des droits de l’homme, mais aussi contraire à sa lettre et à l’intention de ses rédacteurs. En effet, adoptée peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, la Convention européenne des droits de l’homme pose clairement, en son article 2, le principe suivant lequel « la mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement ». Elle ne prévoit aucune exception en cas de consentement de la personne tuée (cf. « Exception d’euthanasie » : « un concept virtuel » pour « entrouvrir la porte »).

Pourtant, ce principe fondamental n’a pas empêché la Cour de construire un tel droit à recevoir la mort, par glissements successifs. Pour ce faire, elle a déplacé la question de la mort volontaire du terrain de l’article 2 sur celui du fameux article 8 de la Convention. Celui-ci, initialement conçu pour protéger la vie privée et familiale, est interprété de façon extensive par la Cour pour affirmer de nouveaux droits ou pour empêcher l’expulsion d’étrangers. La méthode est simple : il suffit à la Cour de faire entrer une situation ou une pratique dans le champ d’application de la vie privée ou familiale pour obliger les Etats à justifier leurs législations et décisions restrictives en la matière. Dénonçant cette attitude de la Cour, l’ancien juge Küris en vint à écrire que l’article 8 s’était transformé en « article ∞ », tant sa portée est devenue infinie.

Une conception individuelle et relative de la dignité

Dans un premier temps, la Cour européenne s’est prononcée sur une série de requêtes introduites par des personnes demandant le droit de mourir. Dans ces affaires Pretty, Haas, Koch, Gross jugées entre 2002 et 2013, les requérants étaient malades, handicapés ou simplement lassés de vivre. La Cour a alors jugé que cette demande de mourir trouvait un fondement dans l’article 8 de la Convention, et que les Etats devaient justifier au cas par cas leurs refus de fournir des poisons aux requérants ; l’article 2 les obligeant seulement à limiter les risques d’abus, afin d’empêcher un individu « de mettre fin à ses jours si sa décision n’intervient pas librement et en toute connaissance de cause ».

Faisant sienne une citation d’une juridiction suisse, la Cour s’est alors engagée dans la reconnaissance du « droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence ». La Cour vise alors le suicide assisté (cf. Euthanasie ou suicide assisté : « une brèche dans un rempart de sagesse ») et pose au fondement de ce droit une conception nouvelle de la dignité. Cette conception, individuelle et relative, remplace celle de la dignité humaine « inhérente », donc universelle et absolue (cf. La dignité est « inconditionnelle »), qui fonda les droits de l’homme d’après-guerre. Dit simplement, la CEDH a changé de conception de la dignité pour adopter celle des promoteurs du « droit de mourir dans la dignité » et de l’association Dignitas. Ce choix philosophique a des conséquences fondamentales sur l’interprétation des droits et libertés, au-delà de la question de l’euthanasie. Selon cette conception, le respect de la volonté individuelle prime les interdits moraux fondés sur la dignité humaine, notamment l’interdit de tuer.

L’euthanasie jugée compatible avec la Convention

Une fois posées ces fondations, et alors que la pratique de l’euthanasie se répand en Europe, le moment était venu pour franchir une nouvelle étape décisive : affirmer clairement que l’euthanasie, c’est-à-dire le fait d’infliger volontairement la mort à un tiers, n’est pas contraire au principe suivant lequel « la mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement » contenu à l’article 2 de la Convention européenne. C’est ce que fit la CEDH en 2022 dans l’affaire Mortier contre Belgique (cf. La CEDH donne son feu vert à l’euthanasie). Pour ce faire, elle extrapola la jurisprudence antérieure, réaffirmant le « droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin », mais de façon tronquée, sans citer la suite de la phrase précisant pourtant les conditions posées à ce droit, à savoir « à condition qu’il [l’individu] soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence ». La mention initiale de la « capacité à agir en conséquence » visait le suicide assisté, et excluait clairement l’euthanasie. La Cour se prévalut aussi de son acceptation de l’avortement pour justifier celle de l’euthanasie. Un juge, le Chypriote Georgios Serghides, contesta vivement ce jugement, rappelant en marge de l’arrêt que « toute forme d’euthanasie ou de cadre législatif entourant pareille pratique non seulement serait dépourvue de base légale au regard de la Convention, mais aussi serait contraire au droit fondamental de la Convention que constitue le droit à la vie ».

À présent que le suicide assisté et l’euthanasie sont jugés compatibles avec la Convention, il ne reste plus à la Cour qu’à dérouler la suite de son raisonnement pour affirmer l’existence d’un droit à mourir au titre de la Convention. La prochaine étape pourrait être franchie dans une affaire contre la Hongrie (Karsai c. Hongrie), un pays que personne ne veut défendre. En cause, l’impossibilité pour une personne gravement malade de subir une euthanasie ou un suicide assisté en raison de l’interdiction pénale de ces pratiques. Preuve de l’importance et de la médiatisation que la Cour souhaite accorder à cette affaire, le cas sera jugé en audience publique le 28 novembre. Cela n’arrive qu’à une infime minorité d’affaires.

« Accompagner et doubler le processus législatif national »

Les affaires suivantes sont déjà prêtes, et en attente. Il y en a toute une série introduite par 34 requérants dans des affaires contre la France (cf. Suicide assisté : nouvelle offensive de Dignitas devant la CEDH). Ces requérants, dont la plupart sont membres de l’association Dignitas, invoquent la jurisprudence de la CEDH contre la France, afin de l’obliger à avancer dans la reconnaissance d’un droit à l’euthanasie (cf. Suicide assisté : nouveaux échecs judiciaires pour Dignitas). C’est une façon d’accompagner et de doubler le processus législatif national.

Finalement, le document qui me fut présenté il y a dix ans s’est révélé exact. Ce n’est pas étonnant, car il est dans la nature de la Cour européenne de vouloir toujours étendre sa portée, de chercher à affirmer de nouveaux droits comme autant de conquêtes de la liberté individuelle aux dépens de conceptions « passées » de la morale et du bien commun. De ce point de vue, le fait que l’acceptation de l’euthanasie soit contraire à la lettre de la Convention et à l’intention originelle des Etats n’est pas un obstacle insurmontable, car la rigueur juridique s’efface devant l’impératif du « progrès des droits de l’homme ».

 

Javier Borrego, ancien juge à la CEDH et au Tribunal suprême espagnol, s’associe à cette tribune initialement publiée par Le Figaro et reproduite avec l’accord de l’auteur.

 

 

 

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