« Aucun État n’a inscrit un droit à l’IVG dans sa Constitution, sauf l’ex-Yougoslavie »

Publié le 19 Oct, 2022

À l’occasion du débat au Sénat le 19 octobre sur l’inscription d’un « droit à l’IVG » dans la Constitution, Nicolas Bauer, chercheur à l’ECLJ, revient sur une idée promue mondialement depuis les années 1970 : consacrer l’IVG au niveau constitutionnel ou même supranational.

 

« C’est un droit de l’homme de décider librement de la naissance de ses enfants » : cet article est la seule expérience au monde d’insertion d’un droit à l’avortement dans une Constitution. C’était en 1974, dans l’ex-Yougoslavie socialiste de Tito. Ce « droit à l’avortement » pouvait alors s’exercer jusqu’à dix semaines de grossesse. Après la dislocation de la Yougoslavie, les pays qui la composaient ont supprimé ou modifié ce droit constitutionnel. En Serbie, en Slovénie et en Macédoine du Nord, il existe aujourd’hui une liberté de « procréer », mais pas une liberté d’avorter.

Un an auparavant, en 1973, c’est par une jurisprudence constitutionnelle que l’IVG s’est imposée aux Etats-Unis. Dans la fameuse décision Roe vs. Wade, la Cour suprême avait considéré que la liberté d’avorter pouvait être déduite de la Constitution des Etats-Unis. Cette liberté constitutionnelle était valable jusqu’au seuil de viabilité du fœtus (20 à 24 semaines de grossesse). Elle a été supprimée en juin 2022, par la récente décision Dobbs vs. Jackson de la Cour suprême. L’avortement a ainsi été déconstitutionnalisé et relève à nouveau du domaine de la loi (cf. Etats-Unis : la Cour suprême met fin au “droit à l’avortement”).

La perte du symbole de Roe vs. Wade aux Etats-Unis

Depuis les années 1970, des universitaires et militants anglo-saxons plaident pour la constitutionnalisation de l’IVG partout dans le monde. Après la chute des régimes communistes au tournant des années 1990, ils n’ont plus cité l’expérience yougoslave. La Constitution socialiste de 1974, surtout connue pour avoir proclamé Tito président à vie, est devenue une référence embarrassante. C’est Roe vs. Wade qui était le modèle de ceux qui veulent constitutionnaliser l’IVG. Entre 1973 et 2022, Roe était indétrônable : c’est la protection constitutionnelle de l’IVG la plus étendue qui ait existé au monde. La décision Dobbs de 2022 a ainsi détruit un symbole.

Ces expériences étrangères ont montré qu’une constitutionnalisation de l’avortement est révocable. Comme toute norme juridique, les Constitutions et les jurisprudences constitutionnelles peuvent devenir obsolètes. Cela a bien sûr été le cas en Yougoslavie avec la fin du socialisme, mais également pour Roe vs. Wade en raison de progrès scientifiques. De fait, le « seuil de viabilité » était considéré comme d’« environ sept mois (28 semaines) » par Roe, alors que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) peut le fixer aujourd’hui autour de 20 semaines de grossesse (cf. Prématurité : les limites de la viabilité repoussées).

Depuis la décision Dobbs de 2022, le débat sur la constitutionnalisation de l’IVG a été relancé dans plusieurs pays. Le Gouvernement français a annoncé soutenir une constitutionnalisation de l’IVG en juin dernier, puis est resté silencieux depuis. Les Chiliens ont rejeté en septembre par référendum un projet de Constitution incluant un droit à l’avortement (cf. Chili : Vers l’inscription de l’avortement dans la Constitution ?). Pour le moment, aucun Etat n’a inscrit un droit à l’IVG dans sa Constitution, à l’image de l’ex-Yougoslavie. Quant aux jurisprudences protégeant l’IVG au niveau constitutionnel, elles sont fragiles et très peu nombreuses : Slovaquie (2007), Croatie (2017) et Colombie (2022).

L’autre option supra-législative : le droit international

Ce qu’ils ne sont pas parvenus à réussir au niveau national, les groupes militant pour l’IVG tentent de l’obtenir au niveau international. Faire reconnaître un droit international à l’avortement serait une autre façon de garantir ou d’instaurer un accès à l’IVG par une norme supra-législative. Tout comme le droit constitutionnel, le droit international a en effet une valeur supérieure à celle des lois. Si un traité international incluait l’IVG, les Etats l’ayant ratifié ne pourraient alors plus en restreindre l’accès.

La Conférence internationale du Caire en 1994 a été décisive dans cette bataille. Le Planning familial international avait préparé en amont cet événement des Nations unies (ONU), afin que l’avortement soit intégré dans le document final signé par les Etats. Soixante gouvernements étaient représentés par des membres du Planning et son Président dirigeait le Comité chargé de rédiger ce document final. Le Planning avait également financé le déplacement d’experts du monde entier. Cet entrisme avait été contrecarré par le Saint-Siège (Vatican) et d’autres Etats, si bien que les Etats de l’ONU avaient finalement signé un programme d’action les engageant à « aider les femmes à éviter l’avortement » et à « réduire le recours à l’avortement ».

Après cet échec au Caire, le Planning et ses alliés ont développé une autre stratégie pour promouvoir un droit international à l’IVG. Ils initient ou suscitent des recours devant les institutions compétentes pour interpréter les traités internationaux. L’objectif est que ces institutions modifient peu à peu leur interprétation des traités, afin qu’à terme elles considèrent que l’IVG est protégée par ceux-ci. Cette démarche s’appelle le « contentieux stratégique ». Elle a échoué plusieurs fois à l’ONU, à la Cour interaméricaine (en 2021), ainsi qu’à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). D’après cette dernière, la Convention européenne ne confère aucun « droit à l’avortement ».

Les effets politiques et culturels des démarches juridiques

Les féministes gardent encore espoir, car la CEDH interprète la Convention européenne comme un « instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui ». Des ONG aimeraient que les juges européens considèrent un jour que l’avortement est un droit des femmes, du fait des « conditions de vie d’aujourd’hui ». Dans cet objectif, deux ONG multiplient actuellement les recours contre la Pologne, qui a interdit en 2020 l’avortement des fœtus handicapés (cf. Pologne : l’avortement eugénique n’est pas conforme à la Constitution). Elles cherchent par internet des femmes enceintes d’enfants trisomiques et les convainquent d’initier des recours à la CEDH demandant l’avortement. Certains ont déjà été rejetés, d’autres seront bientôt jugés.

Ces nouvelles tentatives pour créer un « droit à l’avortement » au niveau supra-législatif n’ont pas plus de chance d’aboutir que dans le passé. Mais leur principal impact n’est pas juridique, il est politique. Ces démarches diffusent l’idée qu’un « droit à l’avortement » existe, c’est-à-dire que l’accès à l’avortement ferait partie des droits fondamentaux des femmes. Sur le plan juridique, c’est faux dans presque tous les pays du monde, de même qu’en droit international. Sur le plan moral, en revanche, c’est presque devenu une évidence dans les sociétés occidentales. C’est probablement ce changement culturel qui a aujourd’hui le plus d’influence sur le législateur français.

 

Photo : iStock

Cette tribune a été initialement publiée dans Le Figaro. Elle est reproduite ici avec l’accord de l’auteur.

Nicolas Bauer

Nicolas Bauer

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Nicolas Bauer est chercheur associé à l’ECLJ et doctorant en droit.

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