L’année 2023 s’achève sur une décision qui fait date en matière de bioéthique. Le 29 novembre 2023, le Conseil d’Etat a jugé que l’Agence de la biomédecine (ABM) n’aurait pas dû autoriser un protocole de recherche sur l’embryon humain, car il contrevenait à l’interdit de créer des embryons humains transgéniques [1]. Lucie Pacherie, titulaire du certificat d’aptitude à la profession d’avocat, spécialiste en droit de la santé et responsable du plaidoyer France de la Fondation Jérôme Lejeune, répond aux questions de Gènéthique afin de décrypter cette décision et ses enjeux.
Gènéthique : Le Conseil d’Etat a désavoué l’Agence de la biomédecine en annulant une autorisation de recherche sur l’embryon humain qui violait l’interdit de créer des embryons humains transgéniques. De quoi s’agissait-il ?
Lucie Pacherie : Le protocole de recherche litigieux, autorisé par l’Agence de la biomédecine en mai 2016, et soumis par la Fondation Jérôme Lejeune au contrôle du juge administratif, visait à investiguer la technique dite de la « FIV à trois parents ». En insérant le noyau d’un embryon A, issu des parents et atteint d’une maladie mitochondriale [2], dans un embryon B énucléé, issu d’une donneuse et indemne de la maladie mitochondriale, l’équipe de recherche obtenait un embryon C, sain, issu de trois ADN. Un embryon génétiquement modifié.
Quinze embryons humains donnés à la recherche ont été « cobayes » de cette expérimentation autorisée pour 5 ans. En effet, si elle a été in fine annulée par la Cour administrative d’appel le 7 décembre 2021, puis par le Conseil d’Etat qui a confirmé cette décision, la recherche a bien eu lieu.
Dès qu’elle a eu connaissance de cette autorisation de recherche, la Fondation Jérôme Lejeune a demandé au juge des référés de la suspendre, invoquant l’urgence et l’illégalité manifeste. Des embryons humains allaient être détruits alors que le protocole de recherche violait la loi. Mais le juge des référés n’a pas considéré qu’il existait des éléments « de nature à faire naître un doute sérieux quant à la légalité de la décision en litige »[3].
Il aura finalement fallu 7 ans de procédure pour que la plus haute juridiction administrative juge, contre l’avis du rapporteur public, que « les dispositions de l’article L. 2151-2 du code de la santé publique ne permettaient pas légalement d’autoriser une telle recherche, conduisant à créer un embryon dont l’ADN mitochondrial est exogène »[4].
G : Quels étaient les enjeux de cette recherche ? Etaient-ils différents des autres autorisations de recherche sur l’embryon humain et sur les cellules souches embryonnaires humaines ?
LP : Le premier enjeu de cette recherche réside dans le « moyen » utilisé : l’embryon humain dans sa totalité. Des embryons humains donnés à la recherche par les parents qui avaient abandonné leur « projet parental ». Réduit à un simple matériau, ces embryons ont été détruits pour les besoins de la recherche. Cela manifeste, comme dans toutes les autres recherches menées sur l’embryon humain ou les cellules souches embryonnaires, l’absence de considération et de protection portées au plus jeune membre de l’espèce humaine.
Le deuxième enjeu de cette recherche réside dans la méthode employée : du « bricolage » d’embryons humains. Cet enjeu est propre à cette autorisation de recherche. Intégrer le noyau d’un embryon, composé de l’ADN nucléaire [5] dans un cytoplasme d’un autre embryon issu d’une donneuse, et composé de l’ADN mitochondrial [6], viole trois interdits majeurs. L’interdit de créer des embryons humains pour la recherche [7], car l’embryon obtenu est doté d’un nouveau patrimoine génétique. L’interdit de cloner des embryons humains [8], car la technique de transfert nucléaire utilisée est une technique de clonage. Et l’interdit de créer des embryons humains transgéniques [9], car intégrer un cytoplasme exogène dans un embryon humain modifie le patrimoine génétique de cet embryon, et même celui de l’humanité, car les modifications génétiques d’un embryon humain sont transmissibles à la descendance. Autoriser cette recherche c’est « valider » le principe de l’humain génétiquement modifié. C’est d’ailleurs sur ce dernier interdit que les juges administratifs ont fondé leur décision d’annulation.
Le troisième, et dernier, enjeu de cette recherche réside dans la finalité affichée : « traiter et prévenir » les maladies mitochondriales. L’équipe de recherche présente la technique de la « FIV à trois parents » comme un traitement (cf. FIV à trois parents : l’ADN mitochondrial transmis malgré tout ?). Pourtant, le fait de remplacer des mitochondries malades d’un embryon par des mitochondries saines d’un autre embryon ne guérit pas les mitochondries malades du premier embryon. Il s’agit d’un « contournement » de la maladie mitochondriale : l’embryon malade n’est pas guéri, il est détruit pour créer un nouvel embryon. Cette présentation « thérapeutique » est trompeuse. Elle rappelle la communication du Téléthon à l’époque des « bébéthons ». Il avait annoncé avoir guéri des bébés de leur maladie génétique héréditaire. En réalité, ces bébés étaient nés, après avoir été triés au stade embryonnaire, et implantés parce qu’ils étaient indemnes de la maladie génétique. Il s’agit donc de sélectionner, et non pas de guérir. C’est le même principe dans le dossier litigieux : il s’agit de changer de mitochondries, pas de les guérir.
G : Les juridictions administratives ont déjà annulé des autorisations de recherche sur l’embryon humain grâce aux actions de la Fondation Jérôme Lejeune. En quoi celle-ci est singulière ?
LP : La singularité de cette affaire peut être soulignée à double titre.
Il existe une singularité juridique tout d’abord. En l’espèce, l’ABM est sanctionnée non pour un manquement au respect de conditions légales, mais pour la violation d’un interdit à savoir l’interdit de créer des embryons transgéniques. Une violation du droit faite en connaissance de cause, puisque la responsable de la recherche, elle-même, avait avoué publiquement aux 6emes journées de l’ABM en octobre 2021 qu’elle ne pouvait pas parler de ces recherches car « pour l’instant elles ne sont pas autorisées en France ». Un constat qui n’est pas anodin.
Le Conseil d’Etat vient aussi pour la première fois préciser la notion de « transgénique ». L’ABM et l’APHP qui ont défendu la légalité de la recherche, ont tenté de limiter cette notion à une technique scientifique spécifique. Ils réduisaient cette notion à la seule « introduction d’une séquence d’ADN exogène dans le génome nucléaire », excluant ainsi le génome mitochondrial. Ils expliquaient ainsi que le « remplacement de mitochondries dans un embryon humain n’équivaut pas à de l’insertion d’un gène étranger dans l’ADN » et que la notion de « génome désigne communément le génome nucléaire et renvoie au patrimoine génétique du noyau ». Le rapporteur public au Conseil d’Etat souscrivait à cette argumentation en exprimant que la recherche n’impliquait « aucune introduction d’ADN étrangers dans le génome nucléaire de l’embryon ni même dans le génome mitochondrial. Il s’agit en somme uniquement de juxtaposer dans la même cellule deux génomes d’origine différente qui restent chacun inchangés [10] ». La Fondation Lejeune quant à elle rappelait que l’interdit de créer des embryons transgéniques avait une portée générale et interdisait toute transformation du patrimoine génétique de l’embryon humain. Le rapporteur public de la loi de 2011 le précisait lui-même : « on entend par embryons transgéniques des embryons dans le génome desquels une ou plusieurs séquences d’ADN exogène, c’est-à-dire n’appartenant pas à l’embryon lui-même, ont été ajoutées. […] Dans tous les cas, il y a modification du patrimoine génétique de l’embryon, puisque l’ADN de celui-ci a été modifié »[11].
Le Conseil d’Etat a tranché en faveur de l’expertise scientifique et juridique de la Fondation Lejeune : l’ajout d’ADN mitochondrial exogène crée un embryon transgénique. En creux, le Conseil d’Etat vient bien confirmer que le génome d’un individu est un tout : ADN mitochondrial plus ADN nucléaire, même si le premier représente une partie infime de l’ADN (cf. ADN mitochondrial : un matériel génétique pas si isolé). Partie infime qui a son importance puisqu’elle peut, si elle est endommagée être mortelle pour l’individu. Il n’est donc pas recevable, pour justifier d’expérimentations, de dissocier l’unité du génome d’un embryon, d’un être humain, qui est un. Qui plus est, lorsque la loi ne distingue pas, il n’y a pas lieu de distinguer.
Il y a ensuite une singularité politique. En effet, en cours de procédure, la loi bioéthique 2021 est venue supprimer l’interdit de créer des embryons transgéniques. Le législateur a cédé au lobby de certains chercheurs, ceux-là même qui ont transgressé la loi. C’est le mécanisme des « illégalités fécondes » bien connu en matière de bioéthique. Un mécanisme anti-démocratique qui est manifeste dans ce dossier. Il y aurait beaucoup à dire sur la loi de bioéthique qui est inspirée de révision en révision par ceux qui ne la respectent pas.
G : Cette décision est une victoire, mais n’est-elle pas une victoire déjà « périmée » car elle vient annuler une recherche terminée et qui est désormais légale ?
LP : On pourrait spontanément se dire que cette victoire juridique concerne le passé, et ne vaut pas pour l’avenir. En effet, la recherche est terminée et la loi de bioéthique de 2021 a supprimé l’interdit de créer des embryons transgéniques. En réalité ce n’est pas le cas, cette décision aura un impact réel.
D’abord parce que cette décision montre une fois encore ce que Pierre-Yves Le Coz et Emmanuel Hirsch appellent le « biopouvoir » de l’ABM [12]. L’ABM est désavouée par le Conseil d’Etat qui pointe la défaillance de son contrôle. C’est un signal pour l’avenir, et notamment pour les prochaines autorisations de recherche sur l’embryon humain que l’ABM pourrait délivrer. Elle ne pourra pas se permettre de réitérer un tel laxisme. C’est une invitation à une plus grande vigilance pour elle. C’est aussi une invitation à agir pour les citoyens et les politiques, afin que cette agence d’Etat soit réellement contrôlée.
Ensuite parce que cette décision acte que la technique dite de la « FIV à trois parents » crée des embryons transgéniques. Cette affirmation ne peut laisser insensible dans une société portée à plus d’écologie, au bio. Si certains alertent sur les végétaux OGM, ou sur les animaux génétiquement modifiés, comment ne pas alerter sur la modification du génome humain, du patrimoine génétique de l’humanité ? Le sursaut écologique de la société française peut favoriser une prise de conscience sur la manipulation génétique d’embryons humains. D’autant que la Chine a scandalisé le monde entier en faisant naître des jumeaux génétiquement modifiés résistant au VIH, transgressant les principes premiers de l’éthique. Et que les rares enfants nés par la technique de la FIV à trois parents comme en Angleterre, au Mexique, en Grèce ont montré qu’ils encouraient des risques pour leur santé. Au nom de l’éthique, de la science, et du patrimoine de notre humanité, il est nécessaire de protéger l’embryon humain, de ces expérimentations. Notre pays, signataire de la Convention d’Oviedo qui est encore une digue contre l’humanité génétiquement modifiée [13], doit s’y engager.
[1] Interdit inscrit dans l’article L2151-2 du code de la santé publique entre 2011 et 2021.
[2] « Les maladies mitochondriales sont un ensemble de maladies, le plus souvent héréditaires, caractérisées par un dysfonctionnement des mitochondries, des organites présents dans toutes les cellules. Elles possèdent leur propre génome et jouent un rôle indispensable dans le fonctionnement cellulaire puisqu’elles permettent la production d’énergie, grâce au processus de respiration cellulaire. » Source : Institut Pasteur
[3] Ordonnance du Tribunal de Montreuil 23 février 2017
[4] Conseil d’Etat 29 novembre 2023, n°461200 et 461227 Assistance Publique – Hôpitaux de Paris
[5] L’ADN nucléaire représente 99 % du patrimoine génétique d’un individu
[6] L’ADN mitochondrial représente 1% du patrimoine génétique de l’individu
[7] Article L2151-2 du code de la santé publique « La conception in vitro d’embryon humain par fusion de gamètes ou la constitution par clonage d’embryon humain à des fins de recherche est interdite. »
[8] Article L2151-3 du code de la santé publique « Un embryon humain ne peut être ni conçu, ni constitué par clonage, ni utilisé, à des fins commerciales ou industrielles. »
[9] Article L2151-2 du code de la santé publique entre 2011 et 2021 : « La création d’embryons transgéniques ou chimériques est interdite. »
[10] Conclusion du rapporteur public au Conseil d’Etat – N° 461200 et 461227 Agence de la biomédecine Assistance Publique – Hôpitaux de Paris 1ère et 4ème chambres réunies – Séance du 15 novembre 2023
[11] Rapport fait au nom de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi relatif à la bioéthique, 11 mai 2011, AN, n° 340.
[12] Le Quotidien du Médecin, « L’Agence de la biomédecine : menace d’un biopouvoir en France », 16 novembre 2010
[13] La Convention d’Oviedo interdit la constitution d’embryons humains pour la recherche et demande une protection adéquate de l’embryon humain (article 18). Elle interdit la modification du génome humain ayant pour but la modification génétique de la descendance (article 13). Récemment, le comité de bioéthique du Conseil de l’Europe a voulu « préciser » que « dans le cadre de la recherche, les interventions visant à modifier le génome humain en vue de l’acquisition de connaissances utiles à ces fins autorisées peuvent être réalisées » (cf. Convention d’Oviedo : le comité de bioéthique donne son feu vert à l’édition du génome humain).