Le Monde.fr publie, dans la rubrique Point de vue, un article de Jacques Testart, biologiste, directeur de recherche honoraire à l’Inserm et président de la Fondation Sciences citoyennes, intitulé “ne laissons pas les lobbies et les praticiens dicter leur loi à la bioéthique“.
Il revient sur la révision de la loi de bioéthique, dénonçant une bioéthique qui se “construit à force de pragmatisme et de logiques concurrentielles plus que d’analyses morales et de convergences humanistes” et qui signe “la fin de la bioéthique à la française“. Jacques Testart observe que les techniques d’assistance médicale à la procréation (AMP) se sont développées et imposées à la société “avant tout prescription éthique“, à l’exception des principes généraux garantissant le respect de la personne en milieu médical. Créé en 1983, un an après la naissance du premier bébé fivète français, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) s’est trouvé devant la nécessité de répondre à nombre de “questions créées par les perspectives et les inquiétudes induites par les nouveaux modes de procréation“.
Ces techniques d’AMP ont des conséquences largement sous-estimées dans les débats actuels, à commencer par celles qui touchent au “bien authentique des enfants” ainsi conçus et aux bouleversements anthropologiques qu’elles entrainent via la possibilité de trier les embryons. Les arguments d’utilité qui sont présentés, notamment la satisfaction du “projet parental” et le respect de la “liberté de recherche“, viennent occulter ces conséquences : on peut alors “fabriquer des enfants privés d’origine, ou triés dans l’éprouvette, mais aussi utiliser les embryons humains comme matériau expérimental ordinaire afin de juguler (…) le “retard dans la compétition internationale”…“
Faisant “preuve d’une éthique corporatiste agressive“, les praticiens de l’AMP ont exercé des pressions qui ont largement influencé la révision de la loi de bioéthique en 2011. Le vote des députés a en effet été précédé “par l’annonce opportune de la naissance d’un bébé-médicament, et celui des sénateurs par la forte médiatisation de résultats scientifiques obtenus avec des cellules embryonnaires“. Rendue possible par dérogation, la recherche sur les cellules embryonnaires humaines a ainsi été maintenue sans que l’on en ait montré “préalablement l’intérêt dans un modèle animal ou sur d’autres cellules souches“. Les conflits d’intérêts d’une large partie des experts auditionnés par les parlementaires devraient être pris en compte et un observatoire indépendant de la réalité des pratiques devrait être créé afin que les décisions du législateur en matière de bioéthique soit éclairées. Certains estiment que l’Agence de la biomédecine (ABM) est bien placée pour observer l’évolution des pratiques, elle n’a pourtant “pas montré beaucoup d’exigence vis-à-vis des praticiens” et dispose de prérogatives telles que certains observateurs n’hésitent pas à la qualifier de “biopouvoir” (Cf. Synthèse de presse du 16/11/10).
Jacques Testart souligne qu’un certain nombre de thèmes n’ont pas été abordés de façon prospective, en cherchant à anticiper les nouvelles problématiques éthiques ouvertes par des techniques déjà autorisées ou bien en cours de réalisation. Ainsi, la question du diagnostic préimplantatoire n’a pas fait l’objet d’un regard à long terme alors qu’il “devrait se faire largement eugénique” dès que l’on réussira à éviter aux femmes les contraintes de la fivète. De même, la vitrification d’ovocytes pourrait mener à une “production difficilement contrôlable d’embryons “clandestins” susceptibles de trafics ou de manipulation”. Ne faut-il pas “affronter en amont ces situations plus ou moins imminentes plutôt que se préparer à constater encore que la science est allée plus vite que l’éthique ?”, interroge Jacques Testart.
Il s’inquiète du “nivellement à venir sur une ligne européenne autour des moins disants éthiques en vigueur ici ou là“. Les esprits sont peu à peu préparés à l’acceptation indolore des innovations les plus problématiques éthiquement, au nom d’une “volonté mimétique de ‘progrès’ ” qui sacrifie les acquis de la civilisation à la satisfaction des désirs individuels. C’est ainsi qu’un eugénisme “mou et consensuel” est déjà banalisé. Composant avec le possible, les institutions “n’osent pas poser d’interdits définitifs comme elles ont su le faire pour condamner par exemple l’esclavage ou le racisme“.
Il s’agirait d’énoncer et de protéger des “droits de l’espèce humaine” en vue de limiter certaines satisfactions individuelles contrevenant au bien commun de l’humanité. Afin d’empêcher l’instrumentalisation de l’humain, il faut mettre la bioéthique en démocratie, estime Jacques Testart. Des jurys citoyens permettraient, dans cette perspective, d’échapper au poids des lobbies et idéologies, à condition toutefois que l’on respecte “un protocole strict et prenne au sérieux les choix exprimés, ce que n’ont pas su réaliser les Etats généraux de la bioéthique en 2009“.
Le Monde.fr 31/08/11