Les cinq voies de l’objection de conscience en médecine – Partie 2

Publié le 7 Nov, 2022

Après avoir montré comment la médecine se voit désormais tiraillée entre finalités contradictoires (cf. Les cinq voies de l’objection de conscience en médecine – Partie 1 ), Grégor Puppinck identifie cinq voies pour faire face aux cas de conscience qui en résultent. Cet article a été initialement publié dans son intégralité dans la revue Société, Droit & Religion, n°11, 2022, Ed. CNRS. Il est reproduit ici avec l’accord de l’auteur.

Cinq voies s’offrent aux personnes qui voudraient refuser de concourir à la réalisation de la nouvelle finalité de leur profession.

  1. Invoquer le respect de la clause de conscience au nom du subjectivisme

Une première issue à ce désordre, temporaire, consiste à chercher un accommodement en garantissant aux tenants de l’ancienne finalité thérapeutique de la médecine le droit ou la faculté de ne pas participer aux actes permis par la nouvelle conception. […] Cet accommodement prend la forme d’une clause de conscience spécifique à certains actes – c’est une possibilité d’exemption qui se distingue de la clause générale évoquée précédemment. Les promoteurs de la conception nouvelle de la médecine conçoivent cette clause de conscience spécifique comme un simple accommodement temporaire, transitoire, dont la disparition souhaitée doit prouver son caractère infondé, dépassé[1]. C’est une approche que l’on peut qualifier de progressiste, en ce que la reconnaissance de la faculté d’objecter servirait à accompagner l’adaptation des personnes à un progrès moral.

  1. Invoquer le respect de la clause de conscience en plaçant le libéralisme face à ses propres exigences

Une autre possibilité consiste à invoquer le libéralisme contre lui-même.

Une société libérale se définit par le fait que coexistent en son sein de deux niveaux de moralité : un niveau social marqué par la tolérance mutuelle, et un niveau privé relevant de l’intimité. […]

Ce principe de tolérance, qui structure la société libérale, exige aussi, pour être équitable, de ne pas devenir intolérant en obligeant une personne d’agir contre sa propre conscience. […] Pour les praticiens appelés à pratiquer l’avortement, les deux niveaux contradictoires de moralité se rencontrent, et se heurtent ; ce qui n’est pas le cas des députés et de la plupart des électeurs. S’il est possible de faire coexister deux niveaux de moralité au sein d’une société libérale, cela ne l’est pas au sein d’une même personne qui ne peut agir, sans violence, contre sa conscience. C’est ici que le droit à l’objection de conscience peut être invoqué : afin d’organiser la coexistence du double niveau de moralités contradictoires dans la société libérale ; la clause évite que la licence accordée aux uns ne s’exerce aux dépens de la liberté des autres ; elle évite la « dictature de la majorité » et empêche que la tolérance devienne elle-même intolérante en condamnant des citoyens écartelés par leur situation professionnelle entre les deux niveaux de moralité. La reconnaissance de l’objection de conscience contribue alors au fonctionnement des sociétés libérales, et même au maintien de la « licence » en cause. Sa suppression marque à l’inverse une volonté d’imposer à tous une seule et même morale commune, aux dépens de la liberté de conscience et même de la tolérance. Pour défendre efficacement l’objection dans ce contexte, il faut donc sans cesse rappeler que la pratique en cause est problématique, qu’elle est – ou fut à l’origine – une exception à un principe.

Cette approche évite à l’objecteur de devoir présenter ses convictions comme de simples opinions relatives et subjectives, c’est-à-dire comme une composante – qui plus est minoritaire – du pluralisme de la société, et qu’il conviendrait de tolérer.

Cette approche se distingue de l’approche précédente en ce que les deux moralités concurrentes sont conçues non pas comme devant se succéder mais comme devant coexister. L’existence d’une moralité publique ne prive pas de légitimité la moralité privée. Ce qui relève du passé selon l’approche progressiste, relève du privé selon l’approche libérale.

Une telle séparation de la morale, entre privée et publique, a été théorisée (sous un angle restreint) par Max Weber qui a divisé la morale en opposant en chaque personne une « éthique de responsabilité » à une « éthique de conviction », comme si la première engageait le bien commun et la responsabilité politique, tandis que la seconde n’exprimait que les préférences personnelles et un bien égoïste. Ce dédoublement a conduit des responsables politiques à une forme de schizophrénie consistant à soutenir des lois auxquelles ils s’opposent en conscience, estimant que leur responsabilité politique les obligerait à adopter une approche utilitariste ou individualiste, et à sacrifier ainsi la cohérence de leurs convictions.

  1. Restaurer le lien entre objection et justice

Une autre approche consiste à restaurer le lien entre objection et justice, pour tenter d’échapper au subjectivisme et au relativisme. Il s’agit de prouver que l’objection est juste, ou à tout le moins, justifiable. Cela implique de pouvoir distinguer les bonnes des mauvaises objections, les rationnelles des irrationnelles. Une telle approche peut être tentée au moyen de quelques critères permettant de déterminer si une objection est fondée sur une véritable conviction et si celle-ci est conforme à la justice. Cette approche a fait l’objet de l’étude Objection de conscience et droits de l’homme mentionnée précédemment. J’en rappelle ici succinctement les principaux critères relatifs à l’objection.

Les principaux critères d’une telle objection sont les suivants :

  • L’objection doit avoir pour finalité le respect d’un bien

En droit, le bien est connu comme un principe, une liberté ou un droit de natures fondamentales. […]

  • Le commandement auquel il est objecté déroge à un droit, une liberté ou à un principe de natures fondamentales

Ce deuxième critère est corrélé au premier, puisque si l’objection vise à respecter le juste ou le bien, c’est parce que le commandement auquel elle objecte y déroge. […]

  • L’objection est universalisable

L’impératif catégorique de Kant fournit un critère complémentaire de rationalité et de justice : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »[2] […].

  1. Faire confiance en la conscience humaine

Une quatrième voie – la plus simple – consiste à avoir confiance en la conscience humaine, à la croire capable de reconnaître le juste et le bien, même à travers le brouillage des idéologies et de l’esprit du temps. Cette approche repose sur la conviction qu’aucun discours ne peut durablement et totalement aveugler le sens moral et subvertir la justice.

C’est l’approche du courage et de la confiance […].

Cette approche […] repose sur le témoignage personnel et l’expérience collective […] sur le témoignage exemplaire des objecteurs qui s’exposent à la condamnation, et sur l’expérience de la souffrance causée par l’injustice […]. Lorsque l’objection est fondée, l’injustice est double : il y a celle de l’acte mauvais permis par la loi, et celle de la condamnation de l’objecteur. La légalisation et la promotion d’une pratique injuste n’empêchent en rien les souffrances qu’elles causent. Il en est ainsi par exemple des souffrances existentielles de nombreuses personnes conçues par don anonyme de gamètes.

L’expérience atteste de la réalité de cette approche : ainsi, plutôt que de disparaître avec le temps comme cela était escompté, l’objection de conscience à l’avortement s’accroit parmi les médecins, quelles que soient leurs convictions religieuses, alors même que cette pratique est légalisée depuis un demi-siècle. Cela explique la volonté de certains parlementaires non seulement de réduire le droit à l’objection de conscience, mais aussi de permettre aux sages-femmes de pratiquer des avortements médicamenteux et chirurgicaux à la place des médecins, et de les « revaloriser », c’est-à-dire d’en augmenter la rémunération.[3]

À l’inverse, les pharmaciens français, qui pourraient se plaindre légitimement d’être exclus du bénéfice de la clause de conscience spéciale à l’avortement, n’ont pas suffisamment de force de conviction pour mériter en pratique le bénéfice de ce droit. Les pharmaciens objecteurs demeurent trop isolés pour cela. Ainsi, l’objection de conscience est aussi, et d’abord, une question de courage et de persévérance.

  1. Démédicaliser les pratiques non-thérapeutiques

Reste une cinquième voie […] (qui) consiste à obtenir que la réalisation des actes non-thérapeutiques ne soit pas imposée aux professions médicales, mais confiée à des personnes volontaires au sein de professions spécialisées. Cette voie permettrait de réordonner la profession médicale à sa finalité sans supprimer les actes non-thérapeutiques ; elle peut toutefois poser des difficultés de mise en œuvre pour les actes qui nécessitent un savoir-faire médical complexe.

La pratique de l’euthanasie et du suicide assisté illustre cette voie. En Suisse, elle est assurée par des volontaires travaillant au sein d’associations non médicales, et n’occasionne donc pas de problème d’objection, à l’inverse de la pratique de l’euthanasie en Belgique qui est réservée à la profession médicale. De même, c’est la médicalisation des exécutions capitales aux Etats-Unis qui a provoqué la nécessité de reconnaître aux médecins un droit à l’objection de conscience face à cette pratique.

On pourrait imaginer que la pratique de l’avortement soit réservée à une profession spécifique. […] En Italie, elle est confiée à […] des volontaires spécialisés couvrant un large territoire, ou encore étendue aux sages-femmes et aux infirmières (en France). L’augmentation de la proportion des avortements chimiques, par pilules abortives, tend aussi à démédicaliser cette pratique, ces pilules pouvant être achetées aisément par correspondance, bien que illégalement.

Sans aller jusqu’à la démédicalisation, une autre possibilité consisterait à réserver au secteur privé la pratique des actes non-thérapeutiques en cause. C’est le choix des Etats-Unis concernant l’avortement […]. C’est aussi le choix appliqué à la chirurgie plastique et esthétique (non reconstructrice) qui est réalisée en France seulement dans le cadre privé […].

Ce choix de réserver les pratiques en cause au secteur privé s’accorde bien avec la conception libérale de la société et de l’objection de conscience (deuxième voie), mais implique la persistance d’un jugement de valeur sur ces actes, au moins quant à leur caractère non thérapeutique.

D’un point de vue plus général, le progrès des biotechnologies tend à transférer l’exercice de la médecine aux ingénieurs, aux dépens des médecins. Il se pourrait ainsi que la question de la conscience des médecins soit en partie résorbée et déplacée, s’agissant des pratiques qui seront prises en charge par des ingénieurs, voire par des machines, celles-ci n’ayant pas de conscience. C’est ainsi le cas des « capsules de suicide » autorisées en Suisse. (Il s’agit de cercueils étanches qui tuent les personnes qui s’y placent (cf. Suisse : la « capsule » pour suicider soulève de nombreuses questions, y compris juridiques)). La technologisation de la médecine a aussi pour effet d’accroître le nombre d’acteurs de la chaine des soins, et par suite de diluer leur responsabilité morale.

 

En conclusion, il apparaît que plusieurs voies peuvent être empruntées pour s’opposer à l’accomplissement d’une prescription injuste, selon que l’on estime que l’ordre politique doit être fondé sur la tolérance, la liberté, la raison ou l’expérience. La première, fondée sur la tolérance, semble a priori la plus aisée, mais elle est aussi la plus fragile à moyen terme. Le seconde, qui distingue les deux niveaux de moralité, paraît en phase avec la société actuelle, mais elle demeure individualiste. La troisième, fondée sur la raison, est la plus exigeante : elle constitue une véritable objection de la conscience en ce que l’objecteur affirme agir au nom de la supériorité de la justice sur la loi. La quatrième, qui fait confiance en l’expérience, ne permet pas de répondre immédiatement à l’impasse dans laquelle se trouve l’objecteur, elle est une « voie de sortie » collective, de même que la cinquième voie qui réordonne les professions médicales à leur finalité propre, ou, à tout le moins, qui réserve la pratique des actes non-thérapeutiques à la médecine privée. Plusieurs de ces voies peuvent, bien sûr, être empruntées simultanément pour tenter de desserrer l’emprise des demandes sociales sur les consciences des professionnels de santé.

Au-delà, l’objection de conscience n’est pas seulement une modalité d’exercice de la liberté de conscience, elle est aussi un signal d’alerte pour toute la société. Si de nombreuses personnes refusent de pratiquer un acte, les autorités publiques ne devraient pas chercher à les y forcer, mais s’interroger sur les causes de ce refus, car ce n’est pas la loi, mais bien la conscience personnelle qui est l’ultime juge et témoin de la justice.

 

[1] Voir par exemple, à titre d’illustration, le Rapport d’information n° 3343 fait au nom de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sur l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), par Mme Marie-Noëlle Battistel et Mme Cécile Muschotti, députées, Assemblée nationale, 16 septembre 2020.

[2] « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » Emmanuel Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs in Métaphysique des mœurs, I, Fondation, Introduction, trad. Alain Renaut, p. 97.

[3] Voir la Proposition de loi N° 3292 visant à renforcer le droit à l’avortement, enregistrée le 25 août 2020.

 

Grégor Puppinck

Grégor Puppinck

Expert

Grégor Puppinck est Directeur de l'ECLJ. Il est docteur en droit, diplômé des facultés de droit de Strasbourg, Paris II et de l'Institut des Hautes Études Internationales (Panthéon-Assas).

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