Les cinq voies de l’objection de conscience en médecine – Partie 1

Publié le 4 Oct, 2022

Après avoir publié en 2016 un article intitulé « Objection de conscience et droits de l’homme, Essai d’analyse systématique »[1], Grégor Puppinck livre une analyse prenant en considération le facteur chronologique et le concept de finalité. Cet article a été initialement publié dans son intégralité dans la revue Société, Droit & Religion, n°11, 2022, Ed. CNRS. Il est reproduit ici avec l’accord de l’auteur.

L’idée est d’envisager l’objection de conscience sur le fond du changement de finalité de la profession médicale. Cette profession est choisie pour cette étude comme illustration car elle est actuellement la plus exposée aux situations d’objections, mais le raisonnement peut être appliqué par analogie à d’autres situations et professions. Le changement de finalité d’une profession a un caractère historique, chronologique – avec un avant et un après – et a pour effet de redéterminer la déontologie de la profession affectée par ce changement. Cette approche permet de ne pas considérer la question de l’objection seulement au moment du refus individuel d’accomplir une prescription, mais de l’analyser plus largement, dans la perspective de l’apparition et de la coexistence de finalités différentes, voire incompatibles, pour une même profession.

En effet, si les cas d’objections se multiplient à l’époque actuelle, cela résulte non pas d’un progrès de l’intégrité de la conscience des personnes, mais bien plutôt d’un bouleversement de plusieurs professions, et qui résulte lui-même de bouleversements anthropologiques. Nous observerons […] que le phénomène actuel d’objection de conscience dans le domaine médical est l’une des conséquences de l’affectation récente de finalités non-thérapeutiques à la médecine […].

Une profession tiraillée entre finalités contradictoires

Toute activité est déterminée par sa finalité, laquelle se confond avec son accomplissement. La déontologie décrit les devoirs s’appliquant à l’exercice d’une profession en fonction de sa finalité propre. Dans le domaine médical, la déontologie est associée à la personne de Hippocrate qui vécut au IVe siècle avant le Christ, mais elle n’a pas besoin d’être formalisée par écrit pour exister, car elle relève de la morale, c’est-à-dire de l’ensemble des préceptes identifiés par la raison pratique pour atteindre la finalité bonne de l’action considérée. Déjà, bien avant Hippocrate, […] le Livre de l’Exode relate le refus de sages-femmes d’exécuter l’ordre de Pharaon de tuer tous les premiers nés mâles des Hébreux. Cela advint avant Moïse, et donc avant la révélation du Décalogue. La morale naturelle et les préceptes traditionnels suffisaient pour objecter à un tel ordre manifestement injuste.

Dans le domaine médical, la déontologie veille traditionnellement au respect de la finalité de la médecine – à savoir soigner – par ceux qui l’exercent : il s’agit de la finalité thérapeutique. […] C’est cette finalité qui autorise le médecin à porter atteinte à l’intégrité physique d’une personne. Le service de la médecine exige que le médecin soit libre de refuser une demande s’il estime ne pas pouvoir exercer son art de façon digne, c’est dire conforme à sa finalité. Ce que les députés français désignent sous le terme de « clause de conscience générale » vise en fait le droit pour un médecin, une sage-femme ou un infirmier « de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles », « hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité »[2]. De tels refus de soins résultent en général d’une impossibilité matérielle pour le praticien de réaliser l’acte demandé, en raison par exemple de son manque de temps, de matériel ou de qualification. Ainsi, la faculté reconnue au médecin de refuser de répondre à une demande sert à protéger son bon exercice de la médecine.

Nul besoin en principe d’autres clauses de conscience spécifiques à certains actes qui viendraient s’ajouter à cette clause générale, sauf pour leur accorder une valeur législative ou constitutionnelle, plutôt que seulement réglementaire comme c’est le cas en France de toute disposition déontologique.

L’affectation de nouvelles finalités à la médecine 

Depuis la seconde moitié du XVIIIe, une littérature abondante, que l’on peut qualifier de matérialiste, propose une autre finalité à la médecine que le fait de soigner. […] Cette médecine nouvelle doit viser à améliorer l’homme, perçu comme inachevé et donc perfectible. On trouve trace de cet idéal déjà chez Descartes, lorsqu’il écrit dans le Discours de la Méthode, que « s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »[3]  […] Cet idéal de perfectionnement de l’homme par la science médicale a pris plusieurs formes dont la principale, à partir de la fin du XIXe siècle, fut la viriculture ou l’eugénisme. Cet idéal réordonne la médecine et sa déontologie à cette finalité nouvelle.

Cet eugénisme fut mis en œuvre dans plusieurs pays […] et justifia le recours à la médecine pour soumettre des personnes à des expérimentations, pour sélectionner, stériliser et supprimer des personnes selon leurs capacités physiques. C’est ainsi que des médecins abandonnèrent et violèrent le serment d’Hippocrate par adhésion à une conception nouvelle de la science et de l’homme. […]

Durant les Procès de Nuremberg[4], à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, certains médecins nazis furent condamnés au nom de la loi morale antérieure – synthétisée dans le Code de Nuremberg – qu’ils avaient précisément rejetée par adhésion à l’eugénisme. Ainsi, le professeur Karl Gebhardt, qui fut condamné à mort pour crime contre l’humanité après avoir pratiqué des expériences sur des prisonniers des camps de concentration, déclarait pour sa défense que le médecin « n’a pas à exercer la seule fonction thérapeutique » : il est aussi chercheur, expérimentateur scientifique et serviteur de l’Etat. « Il ne saurait donc être soumis à des règles déontologiques générales et absolues, à une sorte de droit naturel de la profession médicale ». Il ajoutait : « Le prétendu serment d’Hippocrate (…) nous est maintenant présenté comme une éthique médicale immuable. Je pense pouvoir dire au contraire que chaque éthique dépend de son temps, de la situation et de l’échelle des valeurs dans laquelle elle est incluse »[5].

Les juges de Nuremberg estimèrent effectivement que cette loi morale est universelle et intemporelle – car naturelle – et qu’elle s’imposait donc aux médecins qui avaient le devoir moral d’objecter, de ne pas accomplir les actes en cause. […] En d’autres termes, les juges de Nuremberg ont condamné les médecins nazis pour ne pas avoir exercé leur conscience, et objecté à des pratiques inhumaines. C’est ainsi que l’objection de conscience a été proclamée comme un devoir, dont le non-respect expose son auteur à la condamnation pénale.

À la suite de Nuremberg, plusieurs instances ont réaffirmé avec force la finalité thérapeutique de la médecine et les obligations déontologiques qui en découlent. C’est le cas notamment de l’Association médicale mondiale (AMM) […]. En France, l’Académie des sciences morales et politiques a adopté, le 14 novembre 1949, une déclaration rejetant « formellement toutes les méthodes ayant pour dessein de provoquer la mort de sujets estimés monstrueux, malformés, déficients ou incurables », considérant que « l’euthanasie et, d’une façon générale, toutes les méthodes qui ont pour effet de provoquer par compassion, chez les moribonds, une mort “douce et tranquille”, doivent être également écartées », sans quoi, le médecin s’octroierait « une sorte de souveraineté sur la vie et la mort »[6]. Encore en 1997, la […] Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine, réaffirme les principes centraux de l’éthique médicale classique, tels que celui de la primauté de l’être humain sur le seul intérêt de la société ou de la science (article 2).

Toutefois, l’idéal moderne de maîtrise biologique de l’être humain […] a continué à être porté philosophiquement par le même courant matérialiste et s’est développé considérablement grâce aux progrès scientifiques. Cet idéal de maitrise biologique de l’être humain ne s’est plus présenté directement sous l’aspect cru d’un eugénisme brutal, mais sous un jour plus libéral, progressiste, hédoniste et individualiste, par la promotion en particulier du contrôle quantitatif et qualitatif de la procréation. Cette continuité idéologique apparaît clairement lorsque l’on suit le parcours et les discours des acteurs de l’eugénisme au cours du XXe siècle, tel Julian Huxley[7].

Dans la seconde moitié du XXe siècle, c’est par la légalisation de la contraception et l’attribution aux médecins de la responsabilité de la prescrire que la médecine abandonna – une nouvelle fois – le caractère exclusivement thérapeutique de sa finalité. […] Depuis, le législateur a autorisé la stérilisation dans un but contraceptif en 2001[8], puis la recherche purement cognitive sur l’être humain par la loi de bioéthique du 9 août 2004, puis la recherche sur les embryons humains en 2013, etc. L’abandon de la finalité thérapeutique des actes médicaux permet d’utiliser les techniques biomédicales à des fins diverses.

Ainsi s’ajouta de nouvelles finalités à la médecine, telles que les finalités contraceptive, esthétique, scientifique (en cas de recherches), procréative, émancipatrice (avec l’idée d’émancipation de la nature par l’avortement ou l’euthanasie), et même, plus globalement, la finalité d’amélioration de la condition humaine en l’absence de pathologie. Ces nouvelles finalités permettent que soit portée atteinte à l’intégrité corporelle dans un but non thérapeutique, et parfois même sans bénéfice direct pour la personne. […]

Des exceptions contraires à l’esprit de leurs principes

[…] Ordinairement, une exception à un principe vise la même finalité que ce principe. Ainsi par exemple, l’interdiction de tuer n’est pas contredite par l’exception de légitime défense, car celle-ci vise à garantir l’interdiction de (se faire) tuer. Il en va différemment de l’exception autorisant l’euthanasie qui ne vise pas à garantir l’interdiction de tuer. S’agissant de l’avortement, seul un acte visant à éviter la mort de la mère peut être vu comme une exception conforme, à certains égards, à la finalité du principe de protection de la vie. En revanche, un avortement, en ce qu’il vise une autre fin, n’est pas conforme à la finalité du principe auquel il déroge. Dans ce dernier cas, ces dérogations poursuivent une autre finalité : celle du contrôle de la vie s’agissant de l’avortement, de la PMA et de l’euthanasie. Un même article de loi peut donc être « écartelé » entre son principe et son exception en ce qu’ils poursuivent deux finalités différentes, voire opposées.

La coexistence de ces finalités contradictoires est cause de désordre

La coexistence de ces finalités contradictoires est cause de désordre non seulement dans la médecine, mais aussi dans le droit qui y perd sa cohérence. Le droit devient contradictoire et les principes et prohibitions anciens deviennent symboliques, car les exceptions concentrent en elles l’effectivité du droit, son caractère opératoire. […]

La fragilité de la position des objecteurs

Les défenseurs de la clause de conscience se trouvent dans une situation difficile car ils ne peuvent pas invoquer efficacement la conception antérieure de leur profession (thérapeutique pour la médecine) contre la nouvelle, car cet argument a déjà perdu politiquement par la dépénalisation ou la légalisation des pratiques en cause : ce serait invoquer le passé contre l’avenir, ce qui est rédhibitoire dans la culture occidentale contemporaine.

[…] En demandant à être tolérés, au nom de la liberté de conscience, les objecteurs renoncent alors à l’objectivité et à la rationalité de leur conviction morale.

Plus encore, les personnes qui objectent pour un motif d’ordre moral se trouvent assimilées à celles qui invoquent un motif religieux ou cultuel. Ainsi, du point de vue de ceux qui adhèrent aux dispositions de la loi positive, les objections de natures morales et religieuses tendent à se confondre dans un commun subjectivisme face auquel seule la loi contient encore une forme d’objectivité, en ce qu’elle est posée. Ce sont les objecteurs qui sont alors perçus comme une cause de désordre, et donc d’injustice. Car, en droit, le désordre est signe d’injustice, puisque la contradiction signale l’erreur. […] Face à ce qui apparaît comme des monstruosités, le rôle du droit est de résorber ce désordre plutôt que de l’inscrire dans la loi, et les tenant des nouvelles finalités ont lors beau jeu de réclamer la suppression de la clause de conscience.

La suite de cet article est à retrouver dans la lettre mensuelle du mois prochain.

[1] Objection de conscience et droits de l’homme, essai d’analyse systématique de Grégor Puppinck, dans Société, droit et religion 2016/1 (Numéro 6), pages 209 à 275

[2] Article 47 du code de déontologie médicale.

[3] René Descartes, Discours de la méthode, texte établi par Victor Cousin, Levrault, 1824, tome I, sixième partie.

[4] Trials of the War Criminals before the Nuremberg Military Tribunals under Control Council Law No. 10, Nuremberg October 1946-April 1949, Volume V, Washington, DC: Government Printing Office, 1950.

[5] Cité par Jean Graven, in « Le procès de l’euthanasie, Les données et la solution d’un problème «insoluble», Revue pénale Suisse, Vol. 80, Nos. 2 et 3, 1964, p. 138.

[6] Revue des Travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques, procès-verbaux, 1949/2, p. 258.

[7] Voir p. ex. Julian Huxley, L’UNESCO : Ses buts et sa philosophie, Commission préparatoire de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, UNESCO, Paris, 1946.

[8] Loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001.

Photo : iStock

 

Grégor Puppinck

Grégor Puppinck

Expert

Grégor Puppinck est Directeur de l'ECLJ. Il est docteur en droit, diplômé des facultés de droit de Strasbourg, Paris II et de l'Institut des Hautes Études Internationales (Panthéon-Assas).

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