Dans le cadre du forum Science, Recherche et Société, organisé par le quotidien le Monde et le magazine la Recherche, Nicolas Demassieux (Directeur Recherche et Stratégie de Orange labs), le Dr François Berger (Neuro-cancérologue à l’Inserm), Laurent Alexandre (chirurgien et urologue, fondateur de DNAVision), et le philosophe Jean Michel Besnier sont venus tenir une conférence interrogeant le rapport fascinant et inquiétant qui existe entre le progrès technologique et nos perspectives d’avenir.
La technologie va-t-elle changer la nature humaine ? Quel rôle doit être assigné à la science et à la technologie ? Sommes-nous actuellement dans une dynamique de fuite en avant vers l’homme « augmenté » que fantasment les transhumanistes ? Comment adapter pour le meilleur notre relation de plus en plus fusionnelle avec les technologies dans un monde où celles-ci sont devenues des objets de consommation de masse et où les NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) et les biotechnologies se développent à un rythme sans cesse croissant ?
Au cœur du débat, le transhumanisme. « Fécond en idée, riche en dollars », un mouvement qui projette de créer une nouvelle condition humaine au moyen des technologies et d’« augmenter l’homme », en le libérant de la douleur, de la maladie, de la vieillesse, de la mort… Il se développe dans la sillicon Valley et tend à s’exporter au-delà de ces frontières.
Sophie Coisne, rédactrice en chef de la Recherche, s’est demandé si « une telle réalisation » était « souhaitable ? ». Le docteur François Berger, quant à lui, a dénoncé le « charlatanisme » d’un mouvement qui prétend effacer la frontière entre le « normal et le pathologique ». Les transhumanistes proposent en effet d’appliquer à tous une technologie qui devrait être mise au seul service des patients et, finalement, ils considèrent chaque homme comme malade du simple fait qu’il est homme. Il s’agit là d’un décentrement pervers du rôle de la médecine et d’un détournement de son action qui vise à « soigner et guérir des malades et des souffrants et non à ‘augmenter’ des bien portants ».
Jean Michel Besnier énonce la difficulté de « restreindre la technique au domaine médical et la médecine à la réparation ». « L’avidité de l’homme à s’améliorer » et les problématiques sociales, mais surtout économiques et politiques, mettent en péril le raisonnement objectif et désintéressé sur ces questions : la tentation existe toujours de faire, avec les technologies, des armes ou de l’argent. « Si on donne à un tétraplégique la possibilité de contrôler des objets ou des membres par la pensée, pourquoi ne la donnerait-on pas aussi à l’armée ? » Des raisonnements qui exercent une dangereuse séduction et un enthousiasme enivrant sur les dirigeants ainsi que sur la société au sens large.
« Le transhumanisme a pris le contrôle de nos esprits », déclare quant à lui le professeur Laurent Alexandre. Partisan, comme le Docteur François Berger, d’une « médecine modeste et pragmatique et d’un développement progressif, humble et précautionneux des technologies », il souligne la puissance insensée de l’idéologie démiurgique des transhumanistes. Celle-ci fait de la médecine une « nouvelle religion » au sens où elle la présente comme offrant à « l’humanité entière » un « projet de salut » : tuer la mort, augmenter l’homme, créer l’intelligence artificielle, supprimer les « imperfections »… Ce « credo » transhumaniste est d’autant plus préoccupant qu’il est porté par le centre du techno-capitalisme mondial, financé par des institutions parmi les plus innovantes, les plus riches et les plus influentes de la planète, comme Google et Amazon, et mis en place par des cerveaux de renommée mondiale, comme Elon Musk. Le plus inquiétant est que ce projet est probablement « techniquement réalisable », souligne Laurent Alexandre, ce qui pose des « problèmes absolument conséquents sur le plan politique, social et philosophique ».
Il note que l’idéologie transhumaniste a « pénétré les esprits » : « Des pratiques qui étaient radicalement inconcevables pour les générations précédant les nôtres sont aujourd’hui d’une étonnante banalité : la pilule, la péridurale… » Selon lui, nos sociétés occidentales se situent sur un « toboggan transgressiste », que nous « acceptons des techniques sans y réfléchir ». Tout cela fait le jeu du transhumanisme qui, bien que peu connaissent son nom, se diffuse d’une manière prodigieuse dans les mentalités. Laurent Alexandre s’étonne par exemple de ce que nous « acceptions l’eugénisme sans débat », rappelant que « 88% des enfants trisomiques sont avortés ».
Pour Nicolas Demassieux, cette diffusion de l’idéologie transhumaniste et son impact indirect sur nos comportements est favorisé par « le rythme de croissance des technologies [qui] n’a cessé de s’accélérer » et parce que « les produits se miniaturisent et que leurs prix baissent, s’offrant ainsi à la consommation de masse ». Interrogé sur les « hommes-cyborgs », il souligne que l’augmentation de l’homme par la fusion, en lui, d’éléments mécaniques et technologiques, ne seraient ni souhaitable, ni « efficace ». Car elle impliquerait de « changer régulièrement les pièces de son propre corps lors d’opérations à risque et coûterait énormément de temps et d’énergie ». Cependant, la technologie n’a pas besoin de s’intégrer au corps de l’homme pour le modifier, comme l’évoque Jean Michel Besnier. L’expérience quotidienne des écrans, des téléphones, de la communication immédiate, de l’information en temps réel… a d’ores et déjà considérablement modifié notre rapport au monde et aux autres, notre logique cognitive, notre manière d’apprendre, d’interagir et de penser. Le rapport à la technologie n’est pas unilatéral, elle « n’est pas un outil utilisé par notre volonté ». Elle a un impact sur cette volonté et nous façonne à mesure que nous l’utilisons.
Le docteur François Berger insiste cependant sur l’importance de ne « pas diaboliser la technologie pour des raisons idéologiques ». « L’inquiétude ne doit pas empêcher l’évolution technologique au service des patients », dit-il en mettant en avant les formidables espoirs et les nombreuses avancées que la technologie rend possible dans le domaine de la médecine. Il prône un principe de « précaution raisonnée » et mise sur un scénario, non d’asservissement mutuel, mais de co-évolution de l’homme et des technologies.
Interrogés sur la « mort de la mort », tous s’accordent à dire que « tuer la mort serait un crime contre l’humanité », car ce serait « tuer la vie » et à détruire notre « privilège » : « C’est dans la conscience de sa mort à venir que l’homme puise la force de s’accomplir et c’est elle qui est la source des arts, des religions, des entreprises audacieuses ». Il s’agit non pas de « détruire la mort », mais bien de « l’apprivoiser », disent-ils et comme le souligne Jean Michel Besnier : « Le désir d’éternité n’est pas la même chose que la volonté d’immortalité ».
« Le principal problème du transhumanisme et du rapport entre la technologie et la nature humaine n’est pas économique mais philosophique », conclue Nicolas Demassieux. Le projet transhumaniste est « certainement à combattre », ajoute-t-il. Il déclare que les réponses à ce projet et aux questions existentielles, sociales et politiques qu’il pose, ne pourront être que « démocratiques, et se déployer dans le dialogue, les arts et la culture ». Ce déploiement nécessite un « projet politique », véritable et conscient.