Après avoir fait le point sur les principales mesures du projet de loi de bioéthique (cf. Révision de la loi de bioéthique, de quoi parle-t-on ?), Claire de la Hougue, juriste et expert Gènéthique, souligne les enjeux anthropologiques qu’elle met en balance.
Les différentes mesures contenues dans le projet de loi de bioéthique ne seront pas sans conséquences.
Un changement du fondement de la filiation
Le projet de loi actuellement en discussion ne propose pas un élargissement d’un droit existant, contrairement à ce que prétendent le gouvernement et certains lobbies, mais un changement radical des fondements de la loi. Il n’y a pas de droit à l’assistance médicale à la procréation, il ne s’agit donc pas de l’extension d’un droit.
Tant le Conseil d’État que le Conseil constitutionnel et même la Cour européenne des droits de l’homme ont confirmé que le régime français actuel de l’assistance médicale à la procréation n’était pas discriminatoire, les personnes souffrant d’infertilité n’étant pas dans la même situation que les femmes seules ou en couple avec une autre femme. Il s’agit donc d’une décision politique et idéologique.
On assiste là à un glissement du désir au droit. Le désir d’enfant est naturel et légitime, mais il ne confère pas de droit à avoir un enfant. La réalisation du désir est rendue possible par la technologie et serait entériné par le droit.
Non seulement le texte supprime la condition d’infertilité médicalement constatée mais les députés ont ajouté par amendement à l’article 1 que l’assistance médicale à la procréation est destinée à répondre à un projet parental, notion introduite par les lois de bioéthique en 1994. Toute référence à une cause d’ordre pathologique est donc supprimée au profit de la volonté.
La suppression de la condition d’infertilité signifierait que la médecine serait utilisée non plus pour soigner ou contourner une pathologie, mais pour satisfaire un désir. La solidarité nationale serait également détournée puisque l’assistance médicale à la procréation sans indication médicale serait remboursée par l’assurance maladie.
Comme l’a reconnu le Garde de Sceaux, l’ouverture de l’assistance médicale à la procréation aux femmes seules ou en couple entraîne une révolution du droit de la filiation : celle-ci ne serait plus fondée sur la nature ou son imitation, mais sur la volonté individuelle.
Le Conseil d’État avait pourtant souligné que « cette solution apparaît en contradiction avec la philosophie des modes d’établissement classiques de la filiation qui reposent sur la vraisemblance, le sens de la présomption et de la reconnaissance étant de refléter une vérité biologique. Le Conseil d’État attire l’attention sur le fait qu’elle conduirait à une remise en cause des principes fondateurs du droit de la filiation »[1]. L’Académie de médecine dénonce quant à elle une rupture anthropologique majeure.
En effet, cela revient à l’abandon du fondement de tout le droit de la filiation, résumé dans l’adage mater semper certa est, la mère est toujours certaine, puisque c’est celle qui accouche.
La filiation serait fondée sur la volonté, en l’occurrence sur une reconnaissance anticipée notariée. La vraie mère, celle qui accouche, serait donc obligée, comme sa compagne, de reconnaître l’enfant. On peut noter au passage que la Cour européenne des droits de l’homme avait jugé discriminatoire le fait que la Belgique, dans le cas de naissance hors mariage, exigeait la reconnaissance de l’enfant par la mère : la filiation entre une mère et son enfant naturel, contrairement aux femmes mariées, n’était pas établie du simple fait de l’accouchement[2]. Si la loi était adoptée, nous nous trouverions avec des mères au titre de la naissance pour celles qui vivent seules ou avec un homme, et d’autres qui doivent reconnaître leur enfant si elles vivent avec une femme…
Si la filiation basée sur la réalité biologique était abandonnée au profit de la volonté, d’autres effets suivraient. Par exemple, il ne serait plus légitime de vouloir forcer un homme à endosser sa paternité. Les actions en recherche de paternité deviendraient impossibles, puisque par hypothèse la volonté de l’homme ferait défaut. Les hommes seraient donc déresponsabilisés, à la fois à l’égard des femmes avec lesquelles ils auraient une liaison et à l’égard des enfants qu’ils engendreraient. Cela augmenterait en conséquence la pauvreté des femmes seules avec des enfants.
Par ailleurs, la volonté peut être changeante. De même que le divorce répond à un changement de la volonté, même si celle-ci aspirait initialement à une union durable, il n’y aurait plus de raison de considérer la filiation comme définitive. En cas de difficulté ou de mésentente, la filiation pourrait être rompue puisqu’elle ne reposerait sur rien d’objectif. Cela supprimerait évidemment toute sécurité juridique pour l’enfant.
D’autre part, si la filiation était fondée sur la volonté individuelle et non plus sur la nature, il n’y aurait plus de raison de limiter la filiation à deux parents. La nature ne constituant plus un modèle recevable, aucune raison ne justifierait de refuser d’établir la filiation à l’égard de trois ou quatre « parents », voire plus. Le code de la famille de Californie et plusieurs décisions de justice, notamment au Canada, admettent qu’un enfant peut avoir plus de deux parents.
Mépris de l’intérêt de l’enfant
Dans la perspective de ce projet de loi, l’enfant est destiné à satisfaire le désir de l’adulte, sans aucune considération pour son intérêt[3]. Ce mépris de l’intérêt de l’enfant est d’ailleurs assumé, le député Jean-Louis Touraine n’hésitant pas à affirmer qu’aucun texte ne reconnaît à l’enfant le droit d’avoir un père, tandis que d’autres soutiennent que l’établissement de la filiation n’est pas guidé par l’intérêt de l’enfant. L’enfant serait délibérément privé de père même si l’expérience commune sait la souffrance que l’absence de père cause à l’enfant et les dégâts qu’elle peut entraîner en matière de santé, d’échec scolaire, voire de délinquance.
Un enfant qui verra deux femmes sur son acte de naissance saura forcément qu’il n’en est pas issu, une seule pouvant être véritablement mère. Il saura que cet acte est mensonger, ce qui sapera sa confiance dans les adultes. À plus long terme, fonder une société sur un mensonge ne peut conduire qu’à son effondrement.
Dans la reconnaissance anticipée effectuée par les couples de femmes, il n’y aurait pas de différence ni de hiérarchie entre les deux « mères ». L’enfant serait privé de père, mais il n’aurait plus véritablement de mère puisque ce terme serait vidé de sa substance.
Dérive totalitaire
De même que la loi de 2013 relative au mariage ne constituait pas l’ouverture d’un droit mais un changement de définition du mariage, le projet de loi en discussion propose un changement de définition de la filiation.
Il est toujours inquiétant de voir le pouvoir politique s’emparer du langage pour le contrôler et le modifier. Comme l’a magistralement montré George Orwell dans 1984, cette mainmise sur les mots est un attribut du totalitarisme, elle permet d’empêcher les gens de penser[4].
Cette dérive paraît corroborée par le fait que le gouvernement ignore souverainement la volonté populaire. Il avait annoncé une large concertation en vue de la révision des lois de bioéthique. Le Comité national consultatif d’éthique a pour cela organisé des états généraux de la bioéthique. Alors que plus de 80% des positions exprimées sur ce sujet rejetaient fermement toute extension de l’assistance médicale à la procréation, le rapport de synthèse publié par le Comité consultatif national d’éthique s’est contenté de signaler qu’une « réticence s’est parfois exprimée » ou que tel aspect « a donné lieu à des discussions ». Le CCNE a ensuite rédigé une contribution à la révision de la loi de bioéthique (Avis 129) dans laquelle il se prononçait en faveur de l’ouverture de l’insémination artificielle avec donneur à toutes les femmes. Le Parlement a désigné une mission d’information sur la révision de la loi relative à la bioéthique qui a rendu le 15 janvier 2019 un rapport – si partisan que le président de la mission d’information a publiquement exprimé son désaccord total avec les propositions du rapporteur – qui invitait à ouvrir l’accès à l’assistance médicale à la procréation aux couples de femmes et aux femmes seules.
Même la procédure au Parlement suscite des inquiétudes. Lors de l’examen du projet de loi, le président de l’Assemblée nationale, sans lever la tête, a déclaré adopté un amendement alors que le vote à main levée était vigoureusement contesté et qu’un vote « assis-debout » avait été demandé en vain.
Changement du fondement de la dignité
Cette loi, qu’il s’agisse de l’assistance médicale à la procréation ou des autres dispositions, manifeste un changement du fondement de la dignité. Elle n’est plus intrinsèque, inhérente à la nature humaine, mais dépend de la volonté d’autrui à travers le projet parental.
Cette tendance apparaît également en fin de vie ou en cas de handicap, lorsque dans le regard des autres la vie ne vaut plus la peine d’être vécue, comme l’a tristement montré le cas de Vincent Lambert.
Il ne peut plus y avoir de dignité absolue, intrinsèque à la nature humaine puisqu’on ne reconnaît plus de nature humaine. Pourtant, la Déclaration universelle des droits de l’homme s’ouvre par ces mots : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ». Cette perte du sens de la dignité humaine est donc lourde de menaces.
Ne serait-ce que sur le plan social, elle est porteuse de dangers, aggravant le clivage entre des gouvernants déconnectés de la réalité et soutenus par des lobbies d’une part, et la majorité de la population d’autre part, mais aussi en suscitant le mépris de certains immigrés pour la société française, leur ôtant toute envie de s’intégrer.
Le changement du fondement de la dignité permet de considérer l’embryon comme un bien et d’adopter une conception utilitariste conduisant à la marchandisation de l’embryon et des produits et éléments du corps humain, voire au bébé médicament.
Le vocabulaire employé dévoile la réification des embryons : l’étude d’impact parle de leur qualité, de leur coût de stockage et de leur traçabilité, en attendant leur destruction, pour occulter le fait qu’il s’agit d’une mise à mort.
Contrôler la vie
Tout ceci fait partie de la mise en œuvre progressive, depuis plus de 50 ans, d’un projet prométhéen qui ne vise à rien moins qu’à contrôler la vie. Ce projet, formulé dès les années 1950, a été exposé très précisément par Pierre Simon, médecin gynécologue, membre du cabinet de Simone Veil et grand maître de la Grande Loge de France, dans un ouvrage publié en 1979, De la vie avant toute chose, rapidement retiré de la vente parce que trop explicite sur la stratégie suivie. Pour lui, la vie est un « matériau » à « gérer », à contrôler intégralement. Il explique la méthode des petits pas, qui permet d’habituer la population à la transgression, en faisant passer ces mesures pour des avancées suivant le sens de l’histoire, une libéralisation, une extension des droits à laquelle il serait indécent de s’opposer, ou une voie moyenne et raisonnable entre différentes catégories d’extrémistes.
Après avoir voulu séparer la sexualité et la procréation pour avoir la sexualité sans la procréation, on veut maintenant la procréation sans la sexualité. Ceci révèle l’abandon de l’anthropologie classique, fondée sur Aristote et assimilée par l’Église, dans laquelle l’homme est un être indissociablement corps et âme, au profit d’une doctrine dualiste d’origine platonicienne[5] (qui a inspiré manichéens, cathares etc) dans laquelle l’esprit doit se libérer du corps, rejeter l’incarnation : l’homme serait plus humain au fur et à mesure de son émancipation des lois de la nature. La justification de l’autoconservation des gamètes dans l’étude d’impact est particulièrement caractéristique de ce refus de la nature.
La volonté de dominer la vie en contrôlant l’ensemble du processus de la procréation manifeste le rejet de la condition humaine et la tentation originelle d’être comme des dieux[6]. La sagesse humaine sait pourtant où cet orgueil conduit et, si l’expérience ne suffit pas, la littérature[7] et le cinéma[8] nous le rappellent régulièrement. Bienvenue à Gattaca pourrait bientôt ne plus être un film de science-fiction.
Pour aller plus loin :
Révision de la loi de bioéthique, quelques repères historiques
[1] Conseil d’État, Révision de la loi de bioéthique, quelles options pour demain, 28 juin 2018 La Documentation française p. 61
[2] CEDH Plén. Marckx c. Belgique, Req. 6833/74, 13 juin 1979
[3] Cf. Rapport ECLJ La violation des droits des enfants issus d’AMP, mars 2018 http://media.aclj.org/pdf/La-violation-des-droits-des-enfants-issus-d”AMP,-ECLJ,-mars-2018.pdf; Aude Mirkovic, PMA, GPA, quel respect pour les droits de l’enfant, Téqui 2016
[4] Cf. aussi Michel Onfray, Théorie de la dictature, Robert Laffont 2019 p. 12-13 et p. 59 et suivantes
[5] Cf. Grégor Puppinck, Les droits de l’homme dénaturé, Cerf 2018
[6] Genèse, 3, 5
[7] En particulier Mary Shelley, Frankenstein ; Aldous Huxley, Le meilleur des mondes.
[8] Parmi d’autres Andrew Niccol, Bienvenue à Gattaca.