La Cour de Londres a rendu au mois d’avril 2024 une décision curieuse en matière d’établissement de la filiation d’une enfant née d’une femme mariée à une autre femme au moment de la conception [1]. Olivia Sarton, directrice scientifique de l’association Juristes pour l’enfance, a accepté de décrypter cette décision pour Gènéthique.
Les faits sont les suivants :
Fin 2016, deux femmes mariées passent un accord pour un don de gamètes avec un « donneur » trouvé sur internet. Après deux tentatives d’insémination artificielle infructueuses, P. « cherche du réconfort » auprès du « donneur »[2] et a plusieurs rapports sexuels avec lui, avant une nouvelle tentative d’insémination artificielle. Quinze jours plus tard, elle constate qu’elle est enceinte.
Sa compagne, Q., croit que la grossesse est le résultat de l’insémination. P. donne naissance à une petite fille en 2017. Sur l’acte de naissance, P. figure comme « mère biologique » et Q. est inscrite comme « parent ».
Les deux femmes finissent par se séparer en 2021, puis divorcer, et se disputent au sujet de l’enfant. P. avoue alors qu’elle a eu des relations sexuelles avec le « donneur ».
Elle demande à la Cour de retenir la paternité de celui-ci, et d’effacer Q. de l’acte de naissance de l’enfant. La Cour accueille sa demande. L’enfant, qui a désormais 6 ans, se voit délivrer un second acte de naissance établissant son lien de filiation avec ses seuls mère et père biologiques.
Gènéthique : Cette petite fille aura eu deux actes de naissance différents. Pourtant, Q. n’a jamais eu de lien biologique avec elle, elle ne l’a pas non plus portée. Qu’est-ce-qui a motivé la décision du juge selon vous ?
Olivia Sarton : Le 1er acte de naissance a été établi sur le fondement d’une loi anglaise de 2008 sur la fécondation humaine et l’embryologie (HFEA 2008) qui prévoit que, dans le cadre d’une conception artificielle, lorsque la femme qui conçoit est en couple avec une autre femme, dans le cadre d’un partenariat civil ou d’un mariage, l’autre femme est le parent légal de l’enfant, sauf si elle n’a pas consenti à la conception artificielle. Ce sont des dispositions comparables à celles codifiées en France par les lois de bioéthique, en ce qu’elles instaurent des filiations fictives fondées sur la volonté des adultes, en désignant les candidats à l’AMP comme parents des enfants conçus par assistance médicale à la procréation avec tiers-donneur, et en excluant les « donneurs de gamètes ».
Pour écarter la filiation fictive de la seconde femme, établie sur le fondement de la loi HFEA de 2008, et reconnaître les seules filiations biologiques maternelle et paternelle, la Cour de Londres s’est livrée à un raisonnement casuistique pour le moins original.
Elle a d’abord justifié sa décision d’examiner la demande en indiquant que la jurisprudence regorge de déclarations attestant de l’importance d’une connaissance exacte de la filiation d’une personne (cf. “PMA pour toutes” : les contorsions du droit en matière de filiation). Elle a ensuite soutenu que la HFEA de 2008 déroge à la Common Law et est d’application stricte : si l’enfant n’a pas été conçue artificiellement, la HFEA de 2008 ne peut s’appliquer.
Elle a déclaré que la clarification de la filiation légale de l’enfant lui sera bénéfique tout au long de son enfance et de sa vie d’adulte. Et, bien qu’il soit impossible dans le cas d’espèce de savoir si l’enfant a été conçue naturellement ou artificiellement, elle a jugé que la congruence entre la parenté biologique et la parenté légale est dans l’intérêt de l’enfant.
Sans doute pour adoucir les effets de sa décision vis-à-vis de l’ex-compagne de la mère qui figure depuis 6 ans sur le certificat de naissance initial et qui s’occupe de l’enfant, la Cour a enfin allégué que la filiation légale n’est qu’un aspect de l’identité et elle a qualifié cette ex-compagne de « parent psychologiquement et émotionnellement parlant », ce qui ne correspond à aucune réalité juridique (cf. Partage de l’autorité parentale entre 4 adultes : « S’investir auprès d’un enfant ne confère en soi aucun droit sur lui »).
Ce jugement donne l’impression d’un « forçage juridique » pour écarter les dispositions légales créant une filiation fictive et retenir la filiation réelle. C’est le bien de l’enfant qui est recherché, et la Cour souligne qu’il est dans son intérêt que la filiation légale retrace la filiation biologique, mais juridiquement la construction n’est peut-être pas très solide.
G : Des décisions similaires ont-elles déjà été rendues ? Une telle décision pourrait-elle intervenir en France ?
OS : Je ne connais pas la jurisprudence anglaise, mais il semble aux termes de cette décision, que c’est le premier cas soumis aux tribunaux anglais.
En France, les règles de la filiation sont fixées par la loi pour des procréations artificielles dans le cadre d’assistance médicale à la procréation (AMP). Lorsque l’AMP est réalisée au profit d’un couple de femmes qui recourt donc à un don de gamètes, celui-ci est anonyme (seul l’enfant devenu majeur pourra demander à connaitre l’identité du donneur dont il est issu). Le code civil dispose que la filiation est établie, à l’égard de la femme qui n’a pas accouché, par la reconnaissance conjointe des deux femmes réalisée devant notaire avant la naissance, et que cette filiation ne peut être contestée que s’il est soutenu que l’enfant n’est pas issu de l’assistance médicale à la procréation ou que le consentement a été privé d’effet (articles 342-10 et 342-11 du Code civil). Ainsi, si l’enfant a été conçu naturellement en parallèle du parcours de procréation médicalement assistée, ce ne peut être avec le donneur qui est anonyme, mais qu’avec un autre homme. Un test ADN permettra alors de prouver que l’enfant est issu d’un tel homme, ce qui prouve qu’il n’est pas issu de l’assistance médicale à la procréation et la filiation pourra être contestée.
Par ailleurs l’insémination artificielle dite « artisanale », réalisée hors de toute procédure d’AMP « par sperme frais provenant d’un don », comme celle pratiquée dans l’histoire anglaise, est interdite en France (article L. 1244-3 du Code de la santé publique) et punie de peines d’emprisonnement et d’amende (article 511-12 du Code pénal). Cela n’empêche pas des femmes d’y recourir, pour pouvoir « choisir le donneur » notamment et, dans les faits, il n’y a pas de poursuite car comment prouver que la conception de l’enfant a été faite par ce biais et non à l’occasion d’un rapport sexuel ? Mais, dans un tel cas, la compagne de la mère ne peut voir reconnue entre elle et l’enfant une filiation légale fictive. Elle peut éventuellement bénéficier d’une délégation de partage de l’autorité parentale accordée par un juge. Si elle veut faire établir un lien de filiation, elle devra passer par la voie de « l’adoption de l’enfant de l’autre membre du couple », qui est permise au conjoint, partenaire de PACS ou concubin (articles 370 et s. du Code civil). L’adoption n’est possible que si la mère biologique donne son consentement. L’adoption sera plénière si le « donneur » n’a pas reconnu l’enfant. Mais, s’il l’a reconnu, il devra également donner son consentement à l’adoption et celle-ci ne pourra être que simple.
Dans toutes ces dispositions, c’est bien la volonté des adultes qui est privilégiée et non l’intérêt supérieur de l’enfant, en violation de l’article 7 de la Convention internationale des droits de l’enfant qui dispose que « l’enfant a, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux ».
[1] https://assets.caselaw.nationalarchives.gov.uk/ewfc/b/2024/85/ewfc_b_2024_85.pdf
[2] The Irish sun, Lesbian removed from same-sex birth certificate after her partner secretly had sex with sperm donor father, Paul Sims (26/04/2024)