PMA, le cheval de Troie du transhumanisme

Publié le 13 Fév, 2020

Alors que les débats sur le projet de loi de bioéthique se cristallisent autour de la PMA pour toutes, les enjeux majeurs sont occultés. Dominique Folscheid, philosophe et auteur de Made in labo, fait le point avec Gènéthique. De la PMA au transhumanisme, il dénonce une révolution anthropologique qui se trame au détriment de l’humain.

Gènéthique : Dès le début de votre livre, Made in Labo[1], vous expliquez que la PMA est le cheval de Troie du transhumanisme. Pourquoi ?

Dominique Folscheid : J’ai utilisé l’histoire bien connue du cheval de Troie, que l’on trouve dans l’Odyssée d’Homère, et qui a été reprise par les informaticiens pour désigner un logiciel intrusif et malveillant, parce qu’elle décrit exactement, de manière métaphorique, ce qui se passe sous nos yeux.

Dans le cas de la PMA (devenue AMP pour la loi, sans rien changer au fond), Troie représente la forteresse imprenable du processus de fécondation, qui depuis la nuit des temps se produisait au secret de l’appareil génital féminin. Le cheval artificiel d’Ulysse désigne la technique de la fécondation in vitro (FIV), qui a abattu la muraille pour nous donner accès aux gamètes et à l’embryon. Ajoutons le logiciel, l’intrus qui capte les données naguère secrètes pour que la technique puisse les tourner à son profit, et l’on obtient une révolution au potentiel illimité. Parce que sitôt que l’on a accès à l’œuf, comme l’a montré Jacques Testart, pour ne retenir que l’ovule physique qui renvoie symboliquement à l’« œuf primordial » de la gnose et de l’alchimie, on pense détenir les moyens d’exercer notre toute-puissance technicienne sur les vivants pour les modifier, en augmenter les performances, voire changer radicalement la condition humaine, comme on le fait déjà pour les plantes et les animaux. En ce sens, l’AMP constitue une base nécessaire donc une piste d’envol pour les projets du transhumanisme.

Si on a du mal à en prendre conscience, c’est à cause de la présentation de l’AMP comme une simple thérapie de l’infertilité et de l’infécondité, motif qui a valu son prix Nobel à Robert Edwards, qui a fait naître Louise Brown en 1978, premier « bébé-éprouvette » venu au monde. Et le fait est que dans sa version la plus courante, l’AMP en reste au moyen d’avoir des enfants « comme les autres » quand on n’y parvient pas autrement. Mais rien qu’à constater ses développements dans le monde, on doit se rendre compte que l’AMP n’est plus que partiellement un palliatif, car elle devenue une activité de reproduction voire de production tout court, qui sous couvert d’un alibi thérapeutique de plus en plus transparent ouvre un boulevard à des innovations techniques répondant aux aspirations immémoriales du désir humain, telles qu’elles préexistaient dans nos mythes et nos utopies.

Pour résumer d’une phrase ce qui se joue dans ce déplacement du registre de la procréation naturelle à celui de la production technique, je dirai ceci : pour pouvoir créer, il ne faut plus engendrer.

G : Les manipulations de la PMA supposent acquis que l’embryon humain est un matériau disponible susceptible d’être manipulé selon le bon vouloir de chacun : embryons transgéniques, clonage, chimères… Est-ce un progrès, source de progrès ? Pourquoi n’est-il pas opportun, indifférent, de transgresser toutes les frontières ?

DF : Que l’embryon soit considéré comme un matériau disponible est évident. Il est même devenu un objet expérimental comme bien d’autres, sous les espèces du pré-embryon, cher aux Anglais, dont la date de péremption au 14ème jour est déjà en cours de dépassement (puisque ce que la loi prescrit comme limite dépend en réalité de la capacité technique de maintenir en vie un embryon non implanté). Mais il n’est pas le seul à l’être, puisqu’il est de l’essence même de la technique moderne, comme l’ont montré Heidegger et Jacques Ellul, de considérer la nature entière sur le mode de l’extériorité. Au lieu de complicité avec la nature, comme le voulait la tékhnè, on est passé à son « arraisonnement » par la technoscience. On en a fait une matière première et un stock, et c’est en ces termes que l’on traite aujourd’hui les gamètes et les embryons. Nous avons aujourd’hui les moyens de transférer le noyau d’un ovule dans un ovule énucléé pour produire des enfants à « trois parents », de modifier le génome d’un embryon avec l’outil Crispr-Cas9, comme l’a fait He Jiankui en Chine pour deux jumelles, de mélanger des gènes pour produire des êtres transgéniques, d’introduire des gènes humains dans des souris ou des cochons pour en faire des chimères, etc. On est également capable de produire des gamètes à partir de cellules de peau reprogrammées, et l’on travaille sur l’utérus artificiel.

Ces pratiques sont autant de transgressions. Mais à moins de considérer que la nature est intouchable, la transgression est nécessaire et omniprésente en médecine, qui lui doit une bonne partie de ses progrès, du moins dans les limites de son champ de légitimité, car il faut encore prendre en compte les fins poursuivies et les moyens employés. Or l’idée de progrès renvoie à deux choses très différentes : d’une part aux avancées scientifiques et techniques, mais aussi morales et humaines, par rapport à leur état antérieur, d’autre part à l’idéologie progressiste, qui est une croyance doublée d’espérance en l’amélioration voire la transformation de l’humanité elle-même, obtenue par le déploiement exponentiel du progrès technoscientifique. Cette idéologie, érigée en totem par ses adeptes, et en tabou pour dissuader les critiques, a pris racine dans l’utopie de Francis Bacon, la Nouvelle Atlantide, au début du XVIIe siècle. Elle consiste à « connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’empire humain en vue de réaliser toutes les choses possibles ». Formule relayée par bien des auteurs, notamment Condorcet, et que l’on peut compléter aujourd’hui par la loi de Gabor : « Tout ce qui est techniquement possible sera nécessairement réalisé un jour ».

Vaste programme, comme dirait le général De Gaulle ! Mais c’est en misant par extrapolation sur les progrès technoscientifiques escomptés que le transhumanisme peut faire prospérer ses projets les plus fous.

G : A l’occasion d’un propos sur un livre de Michel Houellebecq[2], vous écrivez : « En créant un être nouveau ‘à son image et ressemblance’, l’humanité devient ainsi la première espèce à avoir organisé son propre remplacement ». Que voulez-vous dire ? Ce remplacement suppose-t-il la destruction de l’homme ?

DF : Dans Les particules élémentaires, Houellebecq imagine que pour remplacer Dieu et créer, comme lui, un être « à son image et ressemblance », il faut passer à la physique quantique et renoncer à la physique classique, qui contraint l’homme à partir de la nature vivante telle qu’elle est. Au lieu d’être un créateur, il sera au mieux un « artifex », un « bricoleur » à la manière du docteur Frankenstein, de nos manipulateurs de génomes et autres apprentis cloneurs. Cette fiction est suggestive, mais c’est en misant plutôt sur le fantasme de l’intelligence artificielle dite « forte », que nos transhumanistes espèrent produire des « posthumains », réduisant les humains que nous sommes à la triste condition de « chimpanzés du futur », comme le dit Kevin Warwick. Ce que Goethe avait prévu dans son second Faust, où il imagine qu’un cerveau non biologique, donc artificiel, réussira ce que nous sommes incapables de faire.

G : Vous évoquez l’eugénisme, c’est un mot qui fait peur, dont on se défend. Pourquoi est-il inéluctablement lié au transhumanisme ?

DF : J’irais plus loin : le mot « eugénisme » fait si peur qu’on est dans le déni à propos de ce qui se pratique déjà ordinairement en AMP, où la sélection des embryons est de règle (et l’on ne voit pas comment faire autrement, d’autant que les progrès rapides du testing génétique vont augmenter la pression). On a peur car l’eugénisme est spontanément associé au nazisme, qui en a pratiqué une version industrielle et racialiste, alors qu’il est né en Angleterre, avec Francis Galton, et a connu l’essentiel de sa diffusion aux États-Unis. Clamer que notre eugénisme n’en est pas vraiment un parce qu’il est « libéral» et non étatique est une blague, car tous ces choix individuels sont de même type et se cumulent. Comme l’a montré Jürgen Habermas, il y a eugénisme sitôt qu’un tiers décide de l’origine d’un autre être en faisant des choix sur ses manières d’être, au lieu de les abandonner à la nature, au hasard ou à Dieu.

L’apport du transhumanisme sur ce point est d’inclure dans son libellé même le projet d’un eugénisme enfin positif, dissimulé sous le concept d’« augmentation » de l’être humain, au lieu de l’eugénisme négatif pratiqué depuis toujours dans bien des sociétés humaines, de manière empirique et rustique, mais qui n’a pris que récemment sa dimension technique, via le diagnostic préimplantatoire (DPI) et le diagnostic prénatal (DPN). Quant aux demandeurs d’AMP qui recourent à des gamètes de luxe offerts sur catalogue, espérant avoir des enfants plus beaux, plus intelligents ou plus sportifs que les autres, ils font déjà plus que flirter avec le transhumanisme. Cela peut marcher pour certaines caractéristiques physiques, pour le reste ils seront déçus…

G : Le transhumanisme semble offrir à l’homme de dépasser les limites de sa condition. Est-ce vraiment une chance ? Une libération ? Quel homme sommes-nous en train de façonner pour demain ?

DF : Le transhumanisme n’a pas d’autre objectif que le dépassement des limites de la condition humaine (d’où l’idée d’« augmentation », qui vise les performances), et, pour ses versions les plus extrémistes, l’éradication de ces tares que sont la vulnérabilité et la mortalité. Il nous promet donc ce que les grandes religions nomment « salut », à cette différence près que ce salut sera strictement terrestre, obtenu par le progrès technoscientifique. À part quelques réussites à la marge, que pourra intégrer la médecine, mais au risque d’attentats à l’intégrité et à la dignité de l’être humain, ces projets feront long feu. En tant que « grand récit » remplaçant celui du marxisme-léninisme, qui voulait aussi créer un « homme nouveau », le transhumanisme est l’arnaque du siècle. En revanche, en tant qu’humanisme « trans », il a déjà entrepris de mettre à mal ce qui nous reste d’humanisme, forcément tenu pour un obstacle à ses projets. Comme le disait Spinoza : une illusion a beau être illusoire, elle produit néanmoins des effets.

G : Les sénateurs viennent de voter le texte qui doit servir de base à la discussion de l’Assemblée nationale. Ils ont donné l’impression de recadrer certains points, l’autoconservation des ovocytes, la PMA post-mortem, la filiation, DPI-A, tout en en laissant filer d’autres comme la PMA pour toutes ou encore la recherche sur l’embryon, les cellules souches. Comment appréhendez-vous l’évolution de la loi ?

DF : Pour s’en tenir au Sénat, les débats ont été de haute volée, et la plupart des intervenants ont fait état de positions fortes et argumentées. Sur tous les points que vous citez, le Sénat a rappelé notre ancrage dans la nature. En revanche, il est allé plus loin que l’Assemblée en étendant à 21 jours au lieu de 14 la durée de conservation des embryons à titre expérimental, et en autorisant la création de « bébés-médicaments » (DPI-HLA).

La réalité est que le législateur s’est mis lui-même dans la seringue en cédant à une double pression : celle, extérieure, des pratiques qui se font déjà à l’étranger ; celle, intérieure, des demandes dites « sociétales ». Mais pour le fond, c’est l’appareil technoscientifique qui mène la danse, qui n’a cure des affaires de femmes, de sexe et de genre. C’est donc à un double mariage que nous allons assister : celui du désir et de la technique, légitimé par celui du désir et de la loi.

On peut néanmoins estimer qu’il vaut mieux encadrer ce qu’il est impossible d’empêcher, plutôt que d’abandonner le terrain au business à l’anglo-saxonne. Mais il ne faut pas se faire d’illusions : cette loi revient à tenter d’enfermer le baobab technoscientifique dans le pot de fleur d’une bioéthique qui n’a rien d’une éthique. D’où les contradictions explosives qu’elle recèle, car ce qu’elle va autoriser à certains au nom de l’égalité et de la non-discrimination revient à fournir des armes à tous ceux qu’elle aura exclus. L’« AMP pour tous » est déjà en marche !



[1] Made in labo, Dominique Folscheid, Editions du Cerf, p.16.

[2] Made in labo, Dominique Folscheid, Editions du Cerf, p. 393.

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