« On “fait”, on fabrique aujourd’hui un enfant, on ne l’engendre plus »

Publié le 22 Fév, 2024

Un homme britannique souffrant d’infertilité a mélangé son sperme avec celui de son père, dans le but de féconder sa femme. Désormais, il est le père d’un petit garçon de 5 ans. Un « arrangement » qui aurait dû rester secret mais qu’une procédure judiciaire a dévoilé dans des circonstances floues (cf. Angleterre : un homme mélange son sperme à celui de son père pour féconder sa femme). Danielle Moyse, philosophe, professeur et chercheuse associée à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux, livre son analyse de cette affaire.

Cette histoire témoigne déjà du fait qu’un élément du corps n’est plus perçu que comme du “matériel génétique” remplaçable, quelle que soit la personne dont il émane. On ira donc chercher ce “matériel génétique”, là où on peut le trouver. On peut donc donner son sperme comme on donnerait une bicyclette ou un crayon. Un fils a besoin de sperme pour faire un enfant, son père lui en donne comme il lui donnerait une voiture pour aller de Paris à Marseille, si la sienne est en panne.

On “fait”, on fabrique aujourd’hui un enfant, on ne l’engendre plus… En conséquence, la question de la filiation ne se pose presque plus… C’est en tous cas la raison qui fait qu’elle n’est pas posée ici. Les protagonistes de ce genre d’affaire s’inscrivent dans un contexte qui les dépasse infiniment et occulte le brouillage de la frontière entre fabrication et engendrement.

« Nous sommes entrés dans une époque où plus rien ne doit être impossible »

A cela s’ajoute que le réel est désormais supposé céder à tout désir. Nous sommes entrés dans une époque où plus rien ne doit être impossible. L’adage stoïcien qui préconise de ne pas demander que les choses arrivent comme nous les désirons, mais de les désirer comme elles arrivent est en quelque sorte inversé : il s’agit bien souvent aujourd’hui de vouloir que les choses arrivent exactement comme nous les désirons. Quand la réalité oppose une résistance, nous assistons alors parfois à un déni pur et simple de cette résistance, et n’importe quel stratagème est tenté pour vaincre ce qui désoblige. C’est ce contexte qui rend possible cette histoire symptomatique de notre temps.

Symptomatique, elle l’est peut-être aussi du fait que d’une génération à l’autre, la fécondité a baissé. Que se passe-t-il ? Et l’écrasement du symptôme (par divers stratagèmes comme la PMA par exemple) suffira-t-il à surmonter, autrement que sur le plan individuel, ce qui est un phénomène global, sans doute dû à nos modes de vie…?

« Une expérience grandeur nature »

Quelles peuvent être les conséquences sur l’enfant de cette filiation où l’on ne sait plus qui est au juste le père ? C’est précisément ce que l’on ne sait pas ! On est en plein inconnu. C’est une expérience grandeur nature sur un futur enfant. La résilience des êtres humains est souvent telle, qu’il est possible que l’enfant ne grandisse pas plus mal que tant d’autres enfants nés dans des circonstances particulières (enfants rapidement orphelins, enfants issus de viol, de relations incestueuses, etc., etc.). Mais généralement, ces situations n’étaient pas sciemment choisies. Ici, elle l’est activement et volontairement.

Cette histoire s’inscrit dans un horizon où la naissance devient un artefact qui autorise tous les brouillages, et y rend même aveugle.

Photo : iStock

Danielle Moyse

Danielle Moyse

Expert

Danielle Moyse enseigne la philosophie depuis 30 ans. Chercheuse associée à l’IRIS, ses travaux portent notamment sur les résurgences de l’eugénisme à travers la sélection prénatale des naissances en fonction des critères de santé. Elle est chroniqueuse dans le supplément « Sciences et éthique » du journal La Croix et réalise des chroniques audiovisuelles sur le site www. Philosophies.tv.

Partager cet article

Textes officiels

Fiches Pratiques

Bibliographie

Lettres