Le quotidien Libération revient sur un livre du sociologue Razmig Keucheyan intitulé Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques * qui dresse un état des lieux des courants de pensée dans le monde depuis une quinzaine d’années. De l’altermondialisme sud-américain au néomarxisme européen ou aux gender studies en vogue dans les universités américaines, l’auteur repère 4 critères auxquels obéit la pensée depuis les années 1960 : la coupure avec l’action politique, la remise en cause du projet d’une prise de pouvoir, l’exploration de nouveaux terrains – parmi lesquels l’épistémologie, l’écologie, le féminisme, l’identité, les cultures populaires – et la relégation du prolétariat en tant que figure traditionnelle du dominé au profit d’autres catégories (le colonisé, la femme, le queer). Les nouvelles pensées critiques ne plébiscitent plus l’idée de solutions globales à appliquer, ni celle "d’un ‘maître’ dont il faudrait suivre l’enseignement" et se caractérisent par une certaine absence de marche à suivre. La théorie "explore l’instant où ce qu’on croyait impossible cesse de l’être".
Cela prend une tournure différente selon les penseurs : chez les théoriciens du Genre telle Judith Butler ou la féministe américaine Donna Haraway, le thème central est la "‘désidentification’, processus par lequel l’individu se libère de son identité préétablie pour construire la sienne". Pour Judith Butler, le genre comme le sexe sont des constructions culturelles. Contre les catégories oppressives et ennuyeuses "homme" et "femme" qui "enferment les individus", il s’agit pour elle "d’expérimenter de nouvelles identités (dont l’exemple-type est le dragqueen)". Donna Haraway, auteur de Manifeste cyborg ** (A cyborg manifesto : Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century), utilise la métaphore du cyborg pour montrer que l’organique et le machinique se mêlent désormais en l’homme. Le cyborg, être hybride, subvertit les identités traditionnelles, les oppositions entre nature et culture, objet et sujet, et l’essentialisme qui voit dans le corps une réalité naturelle. De façon générale, là où le libéralisme conservateur veut définir la nature de l’homme, la pensée critique refuse "toute idée d’ ‘essence humaine’, sinon comme renouvellement perpétuel. Mais si l’enjeu est de se mettre en mouvement, de s’inventer une nouvelle vie, de nouveaux lieux, encore faut-il être capable de s’orienter".
* Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Zones/La Découverte, 2010
** Donna Haraway, Manifeste cyborg : science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle
Libération (Eric Aeschimann) 29/04/10 – Gènéthique