Microchimérisme : « Nous nous construisons d’emblée par et avec les autres »

Publié le 6 Nov, 2023

Lise Barnéoud est l’auteur des Cellules buissonnières, un ouvrage paru aux éditions Premier Parallèle. Elle y enquête sur le microchimérisme, un phénomène méconnu bien qu’étudié scientifiquement depuis une trentaine d’années et qui remet en cause de nombreuses certitudes, notamment en matière de génétique. Entretien.

 

Gènéthique : Comment définiriez-vous le microchimérisme ? D’où viennent ces « cellules buissonnières » ? Leur effet est-il néfaste ou bénéfique ?

Lise Barnéoud : Dans microchimérisme, il y a tout d’abord le mot chimère. Au-delà du monstre mythologique, une chimère en biologie, c’est un organisme constitué de deux ou plusieurs variétés de cellules ayant des origines génétiques différentes. On ajoute ici le mot micro pour souligner que ces cellules qui nous viennent d’ailleurs sont généralement peu nombreuses. La plupart du temps, c’est la grossesse qui permet ces voyages cellulaires. Et c’est un voyage à double sens : des cellules passent de la mère vers le fœtus mais aussi du fœtus vers la mère. Donc lorsque nous passons nos neuf mois in utero, nous pouvons récupérer des cellules de nos mères, mais aussi les cellules microchimériques que nos mères portent. Parmi elles se trouvent les cellules de leur propre mère (notre grand-mère maternelle), ainsi que les cellules de celles et ceux qui nous ont précédés dans le ventre maternel (nos aînés vivants mais aussi les embryons qui ne sont pas allés à terme). Enfin, il existe également un échange de cellules entre jumeaux, y compris avec nos jumeaux dits « évanescents », qui disparaissent très tôt durant leur développement.

Aujourd’hui, les recherches tentent d’éclairer les rôles de ces cellules microchimériques dans nos organismes et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce n’est pas une tâche aisée. Une seule chose est sûre : rien n’est tout blanc ou tout noir. Des effets bénéfiques ont été mis à jour (régénération cellulaire, éducation immunitaire…) tout comme des effets néfastes (réaction immunitaire chronique, apport d’un gène de prédisposition…).

G : Pourquoi vous être intéressée à ce sujet ? Au cours de votre enquête, quelles découvertes vous ont le plus marquée ?

LB : J’ai découvert le microchimérisme il y a six ou sept ans, lors de l’écriture de mon livre Immunisés ? Un nouveau regard sur la vaccination (Edition Premier Parallèle, 2017). A l’époque, je voyais le système immunitaire comme un mécanisme capable d’identifier puis de neutraliser le non soi, autrement dit les éléments « étrangers » dans nos organismes. Mais plus j’avançais dans mon enquête, plus je découvrais quantité d’exceptions à cette façon de voir les choses. Le microchimérisme était l’une de ces exceptions : la plupart du temps, ces cellules « étrangères » ne sont pas attaquées par notre système immunitaire. Je trouvais ce phénomène tellement intriguant, tellement nouveau, que j’ai commencé à constituer un petit dossier sur ces cellules buissonnières, jusqu’à ce qu’un livre s’impose.

L’une des découvertes sur le microchimérisme qui m’a le plus marquée, c’est celle de Kiarash Khosrotehrani, réalisée au début des années 2000 à Boston. Par manipulation génétique, ce jeune thésard français avait tout d’abord accroché un gène de bioluminescence chez des souris mâles. En accouplant ces mâles génétiquement modifiés avec des femelles, il devenait dès lors possible de visualiser les cellules des fœtus ayant hérité de ce gène paternel, de les repérer à l’intérieur des femelles gestantes grâce à des mini-chambres noires permettant de détecter de très faibles niveaux de luminescence. Un matin, Kiarash Khosrotehrani dépose l’une de ses souris gestantes dans la chambre noire et découvre une volumineuse tache fluo située au niveau de la tête de la souris. Le chercheur délivre immédiatement l’animal pour l’observer à l’œil nu et découvre une plaie assez profonde au-dessus de la paupière. La souris s’était grattée jusqu’au sang durant la nuit. Il appelle immédiatement sa directrice de thèse, Diana Bianchi, qui ne voit qu’une seule explication : les cellules fœtales se sont concentrées ici, car elles ont été attirées par la plaie. Par la suite, d’autres expériences ont pu démontrer qu’effectivement, ces cellules sont plus sensibles que les autres à certaines molécules inflammatoires et peuvent donc migrer spécifiquement sur les zones lésées de l’organisme.

G : La découverte du microchimérisme est-elle récente ? Est-ce un sujet qui suscite l’intérêt des chercheurs ? Pourrait-il remettre en cause les fondements de la génétique ?

LB : L’existence d’un transfert de cellules entre les fœtus et les mères a été suspecté pour la première fois en 1893 ! Mais ensuite, il a fallu beaucoup de temps pour assoir ces découvertes. Je dirais que la science du microchimérisme a réellement démarré dans les années 1990. Au début, la communauté scientifique était plutôt sceptique : le premier article de Diana Bianchi a été refusé à trois reprises avant d’être enfin publié dans la revue PNAS en 1996. Les chercheurs m’ont tous raconté à quel point leurs collègues étaient méfiants vis-à-vis de leurs découvertes qui remettaient en question pas mal d’idées reçues… Je ne dirais pas que ce champ de recherche remet en cause jusqu’aux fondements de la génétique, mais il vient en effet perturber certains dogmes, à la fois sur la génétique, mais aussi sur le système immunitaire, la filiation, les maladies auto-immunes…

G : Il semblerait que le prisme des chercheurs lié à leurs spécialités influence leurs découvertes dans ce domaine. D’autres champs scientifiques auraient-ils intérêt à se pencher sur ce phénomène d’après vous ? Le microchimérisme pourrait-il faire aboutir à de nouveaux traitements ? Comment pourraient être obtenues ces cellules ? Quelles sont les perspectives ?

LB : Oui, il serait probablement fort utile que d’autres spécialités se penchent sur ce phénomène. Je pense notamment au champ des xénogreffes : à quel point le fait que des cellules du greffon vont venir s’installer ailleurs dans l’organisme du receveur peut-il être, ou non, un problème dès lors que ces cellules proviennent d’une autre espèce que la nôtre ? (cf. Greffe de cœur de porc : décès du 2e patient transplanté)

En termes d’applications médicales, un chercheur français, Sélim Aractingi, envisage un essai clinique sur le potentiel de régénération des cellules d’origine fœtale. Il a découvert que comparativement à nos cellules adultes classiques, ces cellules microchimériques sont dotées de cent fois plus de récepteurs à une molécule chimique appelée chemokine ligand 2 (CCL2). L’idée est donc de vérifier si l’ajout de quelques gouttes de CCL2 pourrait attirer suffisamment de cellules microchimériques d’origine fœtale pour aider à réparer un tissu abîmé.

G : Dans leurs recherches, les scientifiques ont vu leurs hypothèses sans cesse remises en cause. Le microchimérisme est-il une invitation à « penser contre soi-même » ?

LB : Oui, à plusieurs reprises, des hypothèses se sont vues contredites par les faits. Par exemple, on imaginait au tout début utiliser les cellules des fœtus en vadrouille dans les corps des femmes enceintes pour identifier les caractéristiques génétiques des bébés à naître. Puis on s’est rendu compte que ces cellules continuaient à se balader dans le sang des mères des années après l’accouchement. Impossible dans ces conditions de s’assurer que les cellules microchimériques analysées proviennent bien de la grossesse en cours et non d’une grossesse antérieure. De même, on a d’abord imaginé que si ces cellules persistaient, c’est qu’il devait y avoir un défaut du système immunitaire, une maladie sous-jacente. Avant de s’apercevoir que même chez les individus sains, ces cellules microchimériques se maintiennent probablement toute la vie. Dans la même veine : on a longtemps recherché des cellules clairement distinctes de nos propres cellules avant de réaliser qu’elles s’intègrent parfaitement dans nos tissus, qu’elles sont fonctionnelles, qu’elles peuvent même réparer. Donc oui, je suis d’accord avec vous, le microchimérisme est une invitation à « penser contre soi-même », d’autant plus qu’il nous invite aussi à nous voir autrement que ce que nous pensions être : nous ne sommes pas un organisme 100% homogène, uniquement doté de « nos propres » cellules en provenance de notre cellule-œuf originelle. Nous hébergeons aussi des cellules d’autrui. Nous nous construisons d’emblée par et avec les autres.

 

Photo : iStock

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