Michel Hermenjat raconte : « Cet avortement m’a complètement dépossédé »

Publié le 21 Sep, 2015

J’ai mis 20 ans à me dire que j’avais peut-être une part de responsabilité dans cette histoire (cf. Gènéthique vous informe « L’avortement n’épargne pas les hommes »)… 20 ans pour reconnaître que ma soi-disant neutralité m’avait rendu complice de la perte de mon premier enfant dont l’absence s’est longtemps fait sentir.

 

Nous étions en famille en Italie. Des vagues se jetaient sur une digue d’enrochement interdite aux piétons. J’ai franchi cet interdit accompagné de mes enfants qui avaient alors entre 6 et 15 ans et je me suis aventuré sur quelques dizaines de mètres quand j’ai vu deux vagues arriver. Elles étaient beaucoup plus grosses que les autres. Ma petite dernière dans les bras, j’ai réalisé l’imminence du danger. Trop tard. La première vague est arrivée avec une force inouïe. Elle m’a arraché Fanny des bras. J’ai pensé qu’elle n’allait pas survivre, mais sa chute a été amortie par sa grande sœur, derrière moi. Elle hurlait, elle était donc bien vivante ! Nous étions tous couverts de bosses et coupures. Je venais de mettre ma famille en danger. Si quelque chose de plus grave était arrivé, comment aurais-je pu le vivre ? En même temps et de façon brutale, alors que je roulais dans ces vagues, je me suis rappelé qu’il y avait un autre enfant que je n’avais pas su protéger. 15 ans après l’IVG, je me suis revu devant la clinique de Montchoisi à Lausanne où ma femme a avorté. Je n’avais pas su dire non, et mon instinct de père en avait été profondément affecté.

 

Cet avortement, alors que ma copine avait 18 ans, n’était pas notre choix, mais celui de sa mère. Nous nous étions déclarés notre amour l’un à l’autre quelques mois auparavant. Nous avions un même désir d’enfants. Nous aspirions à fonder une grande famille.

 

Quand mon amie a appris qu’elle était enceinte, je gagnais chichement ma vie et elle n’avait pas terminé ses études. Sa mère, très émancipée, nous encourageait à avoir des relations sexuelles. Par contre, nous étions interdits de grossesse. Ce point était non négociable. Comme une sorte de nouvelle morale : « Faites l’amour, mais surtout pas d’enfants ». Nous, on s’aimait et on avait envie d’avoir des enfants. Mais quand la grossesse s’est annoncée, malgré la pilule, j’ai vu ma copine dépérir.

 

J’ai voulu prendre conseil auprès de ma propre mère qui m’a répondu que c’était une histoire de femme, et que je ferais mieux de ne pas m’en mêler. Pas facile à 20 ans d’être confronté à sa mère et à sa belle mère. Alors, en bon Suisse, je suis resté neutre. Pourtant, je n’étais pas d’accord avec cet avortement.

 

Lors d’une consultation avant l’IVG, un médecin a refusé que j’entre dans son cabinet. Il ne voyait pas la raison de ma présence, je n’ai pas su protester. Pour cause d’examens de mon amie, l’avortement a été reporté et a eu lieu très tardivement, à la 13e semaine de grossesse. Beaucoup trop tard ! Les médecins n’auraient jamais du le pratiquer ! L’acte a été mal fait et lors des naissances suivantes, nous avons du faire face à des complications majeures parce que le placenta ne se décollait pas. Les médecins ont clairement diagnostiqués des séquelles de l’avortement et ils nous l’ont reproché. Mais personne ne nous avait dit qu’il pouvait y avoir des conséquences !

 

Je me rappelle encore du temps qu’il faisait le jour où j’ai accompagné ma copine jusqu’à la clinique. J’ai dû la quitter derrière une énième porte vitrée. Je l’ai vue partir toute seule, je n’étais pas bien du tout. Si seulement, à ce moment là, j’avais été capable de dire non et la retenir ! Quand je suis venue la retrouver l’après midi, elle dormait recroquevillée, en boule. J’ai pensé à un fœtus. J’ai eu un sentiment de répulsion jusqu’à être submergé par le dégoût. J’ai du quitter sa chambre brusquement.

 

J’espérais néanmoins que l’IVG allait la soulager, mais je me suis vite rendu compte que tout allait encore plus mal après. Et moi, je n’étais plus « dans mes bottes », confronté à une succession d’injonctions contradictoires : je n’étais soi-disant pas concerné, je ne devais rien dire. Par contre, c’était à moi de payer la facture. J’étais tout le temps du mauvais côté.

 

Trois jours après, je n’étais plus dans ma vie, dans mon histoire. Tout était complètement glauque, morbide. J’ai rompu. Je l’ai quittée. J’ai commencé une autre relation. Je n’ai pas imaginé qu’on puisse survivre à ça. Cet avortement m’a complètement dépossédé. Je me suis senti impuissant, frappé d’indignité à la paternité.

 

Mais je l’aimais profondément, alors au bout de quelques mois, nous nous sommes retrouvés. Aussi malheureux l’un que l’autre. Nous avons déménagé, nous avons quitté la ville où vivaient ses parents et… nous avons rapidement « refait un enfant ». Elle n’avait toujours pas terminé ses études, mais nous l’avons gardé sans hésiter une seconde. Reprendre des relations sexuelles n’a pas été évident. Elle pleurait souvent après. Il y avait quelque chose de pathétique dans notre relation. Ce qui nous a soudé, c’est que nous nous sommes reconnus dans notre angoisse de survivants avant même qu’il soit possible mettre des mots sur ce que nous avions vécu.

 

Un autre évènement est venu me bouleverser : quand j’ai vu, 10 ans plus tard, le film, « le Cri silencieux », qui montre les images de l’avortement d’un fœtus de 10 semaines. Je n’ai pas supporté. J’ai fondu en larmes : comment ai-je pu laisser faire ça ? Cet avortement n’aurait jamais du avoir lieu ! J’étais le mieux placé pour empêcher ça. Si j’avais été capable de dire une parole, les choses auraient pu être différentes ! Ce documentaire a ouvert une page très laborieuse de mon histoire parce que je n’arrivais pas à me pardonner. Comment n’avais-je pas su protéger mon premier enfant d’une telle tragédie ?

 

Mon amie, devenue mon épouse, a vécu ensuite plusieurs phases dépressives. Quand à moi, j’ai sombré lentement dans la culpabilité, un mal être sans fond, le doute existentiel. Nos enfants, nés vivants, en ont été pénalisés. Nous ne savions plus comment nous en sortir avant de rencontrer le Dr Philippe Ney. Nous étions en grave difficulté.

 

C’est à cette même époque que nous avons appris que nos parents respectifs avaient aussi vécu un avortement. À l’occasion d’un repas de Noël, ma mère a lâché « moi aussi, j’ai vécu un avortement ». Ma mère avait avorté ! C’était impensable pour moi. Après la guerre, la Suisse a accueillie des vagues de femmes qui venaient avorter. En 1956, en toute légalité, il avait suffit à ma mère d’avoir la signature de mon père…  Cet aveu terrible m’a fait comprendre que j’avais répété une tragédie. Ma mère avait ajouté : « C’est pour toi que j’ai avorté, pour te protéger ! ». Cette dernière parole a touché le fond de mon mal être. Etais-je responsable de la mort d’un petit frère ? Ce frère, je l’avais cherché : j’avais passé mon enfance à me l’inventer. Subitement je découvrais qu’il avait vraiment existé ! Pour moi, c’était la fin d’une quête. Deux mois après, avec mon épouse, nous avons commencé un travail avec le Dr Ney.

 

Cet accompagnement nous a permis de sortir du déni, de la culpabilité existentielle, d’une multitude de peurs et de la loi du silence. Ensuite, nous avons pu parler à nos enfants. Nous leurs avons parlé de cet enfant conçu avant eux, et nous leur avons dit que plus jamais nous ne serions une menace pour l’un d’entre eux. Les enfants supportent mieux la pire vérité que le déni ou les pseudos secrets. Rapidement, leurs résultats scolaires ont progressés, la sécurité est revenue dans notre famille.

 

Note Gènéthique :

Michel Hermenjat est l’auteur d’un livre : « Cet enfant qui m’a manqué », publié aux Editions Première partie.

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