Manipulation du génome Humain : Entre Hippocrate et Bellérophon

Publié le 5 Avr, 2017

Les progrès dans la connaissance du vivant associés aux progrès techniques permettent des avancées non négligeables dans les soins et les thérapies proposés aux malades. Avec des risques éthiquement contestables qui ne sont pas négligeables.

 

Le serment d’Hippocrate est plus que jamais actuel : « Fidèle aux lois de l’honneur et de la probité, mon seul souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé… Je n’entreprendrai rien qui dépasse mes compétences… », alors que la tentation de Bellérophon, l’homme qui voulut devenir Dieu, est à notre portée. Alain Privat, neurobiologiste et membre correspondant de L’Académie de Médecine, expert Généthique, reprend deux exemples de dérives possibles.

 

Dans le domaine de la neurobiologie, les connaissances accumulées au cours des dernières décennies ont déjà tracé les grandes lignes de ce qui pourrait être le meilleur ou le pire entre les mains des biologistes et des médecins : l’homme soigné, ou l’homme augmenté.

 

Deux exemples peuvent illustrer cette dualité, concernant deux régions du système nerveux central à l’opposé l’une de l’autre tant anatomiquement que fonctionnellement.

 

Esclaves ou kamikazes

 

Le cortex préfrontal est une région située dans la partie antérieure du cerveau, en avant du cortex moteur. Contrairement aux cortex primaire, sensitif et moteur, qui ne traitent qu’une modalité, le cortex préfrontal fait partie des cortex associatifs multimodaux, qui intègrent de nombreuses informations et participent aux niveaux les plus élevés de la cognition. Une caractéristique de ce cortex est de recevoir une afférence importante venant d’une région très spécifique de la base du cerveau, la substance noire, dont le neurotransmetteur est la dopamine. Cette afférence n’est pas négligeable pour le médecin, quand on sait que le substrat de la Maladie de Parkinson est la dégénérescence de la substance noire et la diminution des afférences dopaminergiques.

 

Certaines lésions du cortex préfrontal et de la région voisine du cortex cingulaire peuvent se traduire par des troubles obsessionnels compulsifs. Par ailleurs, de façon intéressante, on a pu montrer chez des patients porteurs de lésions bien localisées, par exemple à la suite d’accidents vasculaires cérébraux, que la lésion du cortex préfrontal gauche, chez l’homme, accroit l’indépendance, pouvant conduire à une désocialisation profonde, alors que la lésion du cortex préfrontal droit accroit la dépendance. Chez la femme, les lésions gauches ou droites accroissent la dépendance.

 

La modification des afférences dopaminergiques, soit en les augmentant par une greffe de neurones, soit en les diminuant par une lésion de la substance noire, peut aisément, entre des mains peu éthiques, dépasser l’intention thérapeutique pour entrainer des modifications définitives de l’humeur ou du comportement. Des approches beaucoup plus brutales ont été réalisées au siècle dernier : entre 1940 et 1950, le psycho-chirurgien américain Freeman a réalisé et fait réaliser plus de 20.000 lobotomies frontales, chez des patients psychiatriques agités ou agressifs, qui avaient pour résultat de rendre ces patients totalement atones. Depuis, des stimulations cérébrales profondes ont été réalisées chez des patients atteints de troubles obsessionnels compulsifs avec des résultats variables.

 

Là encore, la tentation peut être grande de modifier de cette façon le caractère de sujets normaux, pour en faire soit des esclaves, soit des kamikazes…

 

Fabriquer des champions

 

La moelle épinière, prolongement du cerveau logé dans la colonne vertébrale, joue le rôle d’interface entre le cerveau et le reste du corps : elle reçoit les signaux de la sensibilité superficielle et profonde, d’une part, et d’autre part transmet aux muscles et aux viscères les messages du cerveau. Une lésion de la moelle épinière interrompt cette transmission et entraine une paralysie et une perte de sensibilité de la région du corps située au-dessous de la lésion. Comme dans le cas du cortex préfrontal, un neurotransmetteur joue un rôle essentiel dans le contrôle de la motricité, la sérotonine, contenue dans des axones venant d’une région du tronc cérébral, le raphé. On a pu, chez l’animal d’expérience, rat et souris, paralysé par une section médullaire, restaurer une locomotion réflexe en greffant, sous la lésion, des neurones à l’état embryonnaire dont le neurotransmetteur est la sérotonine. On a pu, de la même façon chez ces animaux paralysés, rétablir la locomotion avec des substances pharmacologiques analogues de la sérotonine. Des travaux sont en cours pour mettre au point une stratégie thérapeutique pour les paraplégiques, fondée sur cette approche expérimentale. Mais, là encore, la tentation s’est manifestée d’augmenter, par ce moyen, les performances locomotrices de sujets normaux, pour en faire des superchampions d’athlétisme…

 

Le risque CRISPR-Cas9

 

Toutefois, on a pu estimer, jusqu’à ces dernières années, que la relative complexité des approches (greffes cellulaires, microélectrodes…) était de nature à prévenir de telles tentatives de manipulations de l’être humain. Très récemment, une découverte majeure dans le champ de la biologie est venue bouleverser cette relative quiétude. A partir de l’observation que certaines bactéries étaient capables de se défendre efficacement contre des virus, des chercheurs, une française, Emmanuelle Charpentier et une américaine, Jennifer Doudna, ont isolé un complexe, appelé CRISPR-Cas9, qui se comporte comme une sorte de « ciseaux à ADN » capable de remplacer un gène identifié par une autre séquence. Cette découverte a fait naitre un espoir énorme de guérison de maladies génétiques, au moins de celles dites mono géniques dans lesquelles un seul gène est défaillant. C’est le cas en neurologie de la maladie de Huntington par exemple. Une manipulation simple sur un embryon préimplantatoire peut remplacer le gène défaillant par un gène « normal ». Des manipulations de ce type ont déjà eu lieu sur des animaux, entre autres sur des rats atteints d’une cécité génétique, la rétinite pigmentaire, avec des résultats encourageants. On peut imaginer des applications multiples dans le domaine de la cancérologie, ou des maladies infectieuses. On peut aussi craindre le pire : la simplicité de mise en œuvre de ces techniques, leur diffusion rapide dans le monde entier, l’appétence avec laquelle les mouvements transhumanistes aux USA et en Europe, ont accueilli cette découverte, peut légitimement inquiéter la communauté scientifique, et au-delà, l’humanité entière.

 

Le rêve prométhéen d’un homme immortel et doté d’une intelligence quasi-illimitée serait à notre portée. Le dilemme est comparable à celui auquel ont dû faire face les physiciens nucléaires dans les années 40, avec la fission de l’atome, qui, d’un côté signifiait l’énergie à bas prix et indéfiniment renouvelable, et de l’autre, la bombe. On sait ce qu’il en advint. Aujourd’hui, l’enjeu est encore plus lourd, car c’est l’essence même de notre nature humaine qui est en jeu, dans sa singularité et sa diversité.

Alain Privat

Alain Privat

Expert

Alain Privat est docteur en médecine et docteur en biologie humaine de l’Université de Paris. Il a fait l’essentiel de sa carrière à l’Inserm, ou il a dirigé pendant près de 20 ans une unité de recherche à Montpellier, et parallèlement à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes ou il a occupé la chaire de neurobiologie du développement. Il est membre de nombreuses sociétés scientifiques françaises et étrangères, et membre correspondant de l’Académie Nationale de Médecine, secrétaire de la commission de bioéthique. Ses travaux portent sur la plasticité du système nerveux central, au cours du développement et chez l’adulte. Il a pour la première fois rétabli une locomotion chez un rat paraplégique, et montré la présence de cellules souches neurales chez l’adulte, où elles jouent un rôle essentiel dans cette plasticité.

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