L’homme n’est pas un animal comme les autres

Publié le 1 Mar, 2022

Agrégé et docteur en philosophie, chercheur associé au département de philosophie de l’université de Nantes, Jacques Ricot, auteur de Qui sauver ? L’homme ou le chien ? a accepté l’invitation de Gènéthique à discuter la place de l’homme et de l’animal, à l’heure où l’antispécisme connaît un écho croissant.

L’animalisme est un mot récemment forgé pour désigner un mouvement philosophique, social, culturel, politique visant l’amélioration de la condition animale. Plusieurs causes expliquent la naissance et le succès croissant de ce mouvement.

  1. La question animale

Nous sommes devenus de plus en plus sensibles à la souffrance animale ce qu’attestent les lois accumulées depuis quelques décennies dans le prolongement de la loi Grammont qui, dès 1850, prohibait les mauvais traitements infligés en public, seulement en public, aux animaux. Et c’est en 1959 qu’un décret d’Edmond Michelet a étendu cette interdiction aux espaces privés. En 1976, le Code rural, énonce dans l’article L214 : « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». L’association qui diffuse régulièrement des vidéos-chocs sur la maltraitance animale a choisi le nom L214 en référence à cet article du Code rural. Le Code civil lui-même a été modifié en 2016 afin que les animaux, tout en demeurant des biens, ne soient plus assimilés à des choses. Il dispose : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». Rappelons enfin que l’article 521-1 du Code pénal sanctionne « le fait, publiquement ou non, d’exercer des sévices graves ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité ».

Les techniques maltraitantes de l’élevage et de l’expérimentation animale sont régulièrement dénoncées et reçoivent un écho favorable dans l’opinion. Par exemple, en août 2021, L214 diffusait une vidéo de truies tuméfiées et parfois agonisantes, dans un élevage. C’est donc cette évolution de la sensibilité à la souffrance animale que le législateur entérine progressivement. Depuis le 1er janvier 2022, sont interdits le broyage et le gazage des poussins mâles vivants ainsi que la castration sans anesthésie des porcelets.

Des « fermes » aux « exploitations »

Il n’y a pas que l’émotion à la souffrance animale qui modifie la perception de l’animal. Ce sont aussi les transformations subies par le monde des éleveurs, au nom de critères économiques, dont on se préoccupe désormais. On a remplacé les « fermes » par des « exploitations » et ce changement lexical est l’indice d’une modification du rapport à l’animal. Exploiter, c’est mettre à mal des sols et plus généralement une nature dont on use et abuse. De l’exploitant à l’exploiteur, il n’y a parfois qu’un tout petit pas. En tout cas, le terme d’exploitation ne saurait s’appliquer naïvement aux techniques de l’élevage. Et que dire aussi de la « production » animale ? L’animal serait donc renvoyé aux choses manufacturées ? Ces dérives sémantiques reflètent un regard perverti sur le monde animal. Elles ont été dénoncées dans un texte visionnaire, comme seuls les plus grands poètes savent en offrir. En 1949, dans son Bestiaire spirituel, Paul Claudel écrivait : « Maintenant une vache est un laboratoire vivant, qu’on nourrit par un bout et qu’on trait à l’électricité par l’autre. Le cochon est un produit sélectionné qui fournit une quantité de lard conforme au standard. La poule errante et aventureuse est incarcérée et gavée artificiellement. Sa ponte est devenue mathématique. Chaque espèce est élevée à part et en série. […] Sont-ce encore des animaux, des créatures de Dieu, des frères et sœurs de l’homme, des signifiants de la sagesse divine, que l’on doit traiter avec respect ? Qu’a-t-on fait de ces pauvres serviteurs ? L’homme les a cruellement licenciés. Il n’y a plus de liens entre eux et nous ».[1]

Des résultats impressionnants ont été produits par l’éthologie, science du comportement et des mœurs des animaux, en milieu naturel ou expérimental. Des livres entiers, des documentaires abondamment diffusés démontrent l’existence de comportements étonnants et de capacités cognitives insoupçonnées chez beaucoup d’espèces animales. Par exemple, un oiseau, le percnoptère d’Égypte, lâche une pierre en plein vol sur un œuf repéré au sol pour manger l’oisillon qui se trouve à l’intérieur. Un chimpanzé taille des branches pour les transformer en lances et ainsi tuer des petits mammifères ; il fabrique donc des outils. Des rats, des dauphins manifestent des comportements altruistes. Un célèbre bonobo, nommé Kanzi, a été capable de mémoriser 3000 mots. Beaucoup d’animaux sont donc plus proches de l’humain qu’on aurait pu le croire.

Flexitariens, végétariens, végétaliens, véganes…

En lien avec la prise de conscience écologique, une nouvelle manière de considérer le monde du vivant, et en particulier le monde animal, se développe et se traduit par des comportements alimentaires nouveaux qui touchent à la consommation animale. Beaucoup cherchent à diminuer la part de la viande dans leur nourriture, mus parfois par un sentiment de culpabilité à l’égard de la vie animale, mais aussi parce qu’ils pensent, par exemple, que l’obtention d’un kilo de viande de bœuf dégage nettement plus de gaz à effet de serre qu’un kilo de riz. On les appelle les flexitariens. Plus radicaux, les végétariens, dont le nombre ne cesse de croître, excluent la consommation de viande et de la chair de poisson. Quant aux végétaliens, ils se refusent, non seulement à consommer de la viande, mais tout aliment issu de l’animal (lait, œuf, miel…) et les véganes ajoutent à tous ces interdits, celui d’utiliser les éléments du corps des animaux (peaux, laine, cuir…).

L’animal familial

Enfin, l’animal n’est plus seulement familier, mais familial. Familier, il l’est depuis la domestication, c’est-à-dire sa sortie du monde sauvage pour pénétrer dans le domaine humain. Mais la nouveauté massive et récente est qu’il entre de plain-pied dans la vie de la famille. Ainsi, il n’est plus logé aux périphéries de la maison, comme le chien dans sa niche, mais il réside dans les mêmes pièces que ses maîtres, y compris dans les chambres à coucher ; il ne sort de la maison ou de l’appartement que sous leur contrôle. Sa mort est ressentie très douloureusement, et des rituels funéraires sont parfois organisés. Ses pathologies font l’objet de soins vétérinaires, presque à l’égal de ceux que l’on prodigue aux humains. Il peut même arriver que l’on donne à sa vie plus de valeur et d’intérêt qu’à celle d’un humain quelconque, comme je le raconte au début de mon livre. On est donc passé de l’animal domestique, familier, vivant surtout à la campagne, à l’animal de compagnie, familial, vivant surtout à la ville. Parmi toutes les raisons du succès de l’animalisme, c’est peut-être la cause principale de la mutation contemporaine du rapport à l’animal. Pour le meilleur, sans aucun doute, mais peut-être pour le pire, en raison du risque d’un brouillage des frontières entre l’homme et l’animal.

  1. Pour un anthropocentrisme responsable

On ne résistera à ce brouillage qu’en acceptant d’en finir avec une supériorité arrogante que s’attribue un peu trop facilement l’être humain, supériorité dénoncée le plus souvent par le terme d’anthropocentrisme. Mais ce dernier mot ne devrait pas recevoir un sens uniquement péjoratif et l’on devrait distinguer soigneusement deux formes d’anthropocentrisme. D’une part, l’anthropocentrisme moral (ou plutôt immoral !) réduit tout ce qui environne l’homme à sa seule utilité dans le total irrespect d’une nature instrumentalisée, et dont nous payons aujourd’hui le prix fort. D’autre part, l’anthropocentrisme responsable et élargi, invite l’homme à prendre soin de la nature, du vivant et particulièrement de l’animal. Ce dernier anthropocentrisme, non dévoyé, vient rappeler une évidence et même un truisme : l’homme ne saurait adopter un autre « point de vue » que celui du « lieu » où il se trouve, ce que le philosophe Levinas appelle l’hiccéité, c’est-à-dire « le fait qu’il habite toujours un ici et que c’est en partant de cet ici, de son milieu, des êtres qu’il côtoie, de sa culture et de son langage, qu’il peut aller vers les autres, élargir ses centres d’intérêt et prendre ses responsabilités en mettant en œuvre les changements indispensables à la transition écologique » selon l’explication de ce concept lévinassien donnée par Corine Pelluchon[2]. Autrement dit, et non sans paradoxe, l’homme est le seul être capable de décentrement. Et donc il est le seul à pouvoir prendre soin des autres vivants, et d’abord des animaux. La tâche est rude et exige sans doute une mutation de nos manières de vivre, mais elle n’est pas sans receler quelques pièges, en raison de positions hasardeuses de certains militants de la cause animale.

La querelle spécistes et antispécistes

Ainsi, il convient de dire un mot de la controverse qui voudrait opposer les spécistes et les antispécistes. Il s’agit là d’une construction mal étayée conceptuellement et douteuse éthiquement. Selon Peter Singer qui a popularisé ces termes, le spéciste postule une hiérarchie entre les espèces animales et l’espèce humaine, ce qui tomberait sous le coup de la même erreur commise par le racisme, l’esclavagisme et le sexisme. Le racisme suppose une suprématie de la race blanche ; l’esclavagisme légitime une domination prétendument naturelle d’individus sur d’autres individus ; le sexisme justifie la supériorité de l’homme sur la femme. Cette triple comparaison, dont l’objectif est d’élever le statut de l’animal, opère un coup de force conceptuel inacceptable. Car ces trois préjugés concernent exclusivement des membres de l’espèce humaine et doivent être combattus sans relâche puisqu’ils nient l’unité du genre humain. Mais en plaçant sur le même plan racisme, esclavagisme, sexisme et spécisme, on dissout sans vergogne la frontière entre animaux humains et animaux non humains pour reprendre la terminologie fort discutable de Singer. Les conséquences éthiques sont alors redoutables, puisque la négation de la frontière conduira des antispécistes à traiter mieux certains animaux que certains humains et même à attenter à la vie de ces derniers quand leurs capacités cognitives ou relationnelles auront été jugées inférieures à celles de certains animaux. Singer n’hésite pas à écrire : « Il existera certainement certains animaux non humains dont la vie, quels que soient les critères retenus, aura plus de valeur que celle de certains humains. Un chimpanzé, un chien ou un porc par exemple, aura un degré plus élevé de conscience de soi et une plus grande capacité à entretenir des relations avec d’autres que n’en aura un jeune enfant gravement mentalement déficient ou une personne en état de sénilité avancé. Si donc nous fondons le droit à la vie sur ces caractéristiques-là, nous devons accorder à ces animaux un droit à la vie aussi fort, voire plus fort, qu’à de tels humains déficients ou séniles »[3]. Sans commentaire.

Dominer la terre ?

Enfin, la cible privilégiée de beaucoup d’animalistes est l’un des socles culturels sur lequel s’est édifiée la civilisation occidentale : le judaïsme et le christianisme. En particulier, la Bible est jugée responsable du mépris envers les animaux pour avoir proclamé dès le récit de la Genèse (I, 28) : « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la, dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre. ». Or, « dominer » qui traduit l’hébreu kābash peut signifier en effet « tyranniser », mais, quand il s’agit de Dieu, dominer ne saurait renvoyer à une image despotique, qui serait en contradiction avec sa bonté intrinsèque. C’est donc davantage à une image de maîtrise plutôt qu’à la seigneurie de la domination que ce texte invite. Et c’est ce qui est attendu de l’homme puisque celui-ci est créé à l’image de Dieu. Un peu comme un violoniste qui, loin de maltraiter son violon, le « maîtrise », en prend soin afin qu’il produise ses plus belles sonorités. Et de nombreux passages du texte biblique engagent expressément l’homme à respecter le monde animal. Ainsi, le deuxième chapitre de la Genèse présente l’homme comme un intendant, un jardinier de la création.

La question animale doit être prise au sérieux et nul ne doute que des évolutions de notre rapport aux animaux soient nécessaires. Mais pas au prix d’une abolition candide et périlleuse de la frontière entre l’homme et l’animal, abolition qui discrédite une cause plus qu’elle ne la sert. Sans nul doute, il existe bien une continuité entre l’animal et l’homme, ce que le darwinisme a pu établir, cependant on ne saurait nier aussi une discontinuité évidente qui ne tient pas qu’aux aptitudes langagières et rationnelles de l’être humain, mais aussi et surtout à son statut d’être moral : l’animal ne sera jamais responsable de l’homme, l’homme sera toujours responsable de l’animal.

 

[1] p. 126 et sq.

[2] Les Lumières à l’âge du vivant, Seuil, 2021, p. 145-146.

[3] La Libération animale, Payot & Rivages, [1975] 2012, p. 92-93.

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