Mardi 28 janvier 2014, les députés ont voté, en première lecture, par 359 voix contre 24, le projet de loi pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Ils entérinent ainsi deux dispositions controversées : la suppression de la notion de détresse pour accéder à l’avortement, et l’extension à l’information du « délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) ». Ce bouleversement juridique, éthique et médical succède à celui de l’autorisation de la recherche sur l’embryon et précède celui de la fin de vie. Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Jérôme Lejeune, analyse cette situation sur le plan politique et philosophique.
G : Depuis l’élection présidentielle, il n’y a jamais eu autant de réformes sociétales libérales-libertaires. Pourquoi tant de détermination de la majorité actuelle ?
JMLM : Ce serait un peu trop facile de tomber à bras raccourcis sur la gauche, en trouvant un bouc émissaire. Toutes les transgressions dites sociétales ont été initiées puis votées sous la droite : contraception, divorce, avortement, PMA, tri des embryons, recherche détruisant l’embryon…
Ces réformes ont bien sûr été votées avec la complicité de la gauche. Sans oublier la loi Léonetti sur la fin de vie qui comportait bien des failles, anticipatrices de la légalisation de l’euthanasie à venir. Sans oublier le projet d’union civile pour les homosexuels qui était dans les cartons de Nicolas Sarkozy en 2007. Sans oublier l’enseignement du gender mis en place à Sciences Po par Richard Descoings, puis dans les programmes scolaires par Luc Châtel. Aujourd’hui, c’est terminé. La gauche a fait la moisson idéologique de ce qui a été semé en termes de relativisme, de libéralisme, d’utilitarisme, depuis plus de quarante ans par une droite désinvolte sur le plan philosophique.
G : à votre avis pourquoi et comment en est on arrivé là ?
JMLM : Nous sommes les premiers dans l’histoire du monde à vivre « l’abolition de l’homme » (C.S. Lewis en 1943). Il y a un rejet de l’homme, un rejet de l’attention portée à l’homme, un rejet de l’humanisme. On ne se demande plus comment promouvoir l’humain, mais pourquoi promouvoir l’humain ? À quoi bon ? Depuis les Lumières, l’homme est devenu sa propre limite, sa propre mesure, son propre fondement. Nous sommes passés de valeurs qui tiraient leur légitimité d’un référentiel extérieur (Dieu, la nature…) à un référentiel strictement autonome. Une fois débarrassés du divin, nous le remplaçons par des contrefaçons arbitraires. Aujourd’hui, c’est la technoscience, une sorte de fatum. En effet, quand on nous réduit à nos cellules, à notre génome, à nos molécules, rien ne nous distingue des autres espèces vivantes.
L’homme n’ayant plus de sens, il lui reste à bien naître et jouir, d’où l’eugénisme et l’hédonisme. Et la nécessité d’extirper le désordre et le malheur dès avant la naissance comme en fin de vie. Le handicap et la maladie entraînent désordre et malheur, tandis que l’avortement et l’euthanasie deviennent des facteurs d’ordre et de bonheur. La violence est sacralisée avec la désignation de boucs émissaires, l’enfant non-désiré comme le vieillard indésirable. Élisabeth Badinter parle du droit sacré de l’avortement. Un acte dont on n’a plus le droit de parler sans révérence sous peine de deux ans de prison depuis la loi liberticide votée dans la nuit du 21 janvier 2014.
Enfin tout cela est régulé par le marché. Cette immense nécessité de jouissance immédiate est suscitée par une offre qui crée la demande : industrie procréatique, business des cellules souches embryonnaires, marché du dépistage, marchandisation du vivant, etc.
G : Comment interrompre un tel emportement qui semble effréné ?
JMLM : On a pu voir une très forte mobilisation populaire (mariage pour tous, one of us, rapport Estrela). Malheureusement on assiste à une trop faible mobilisation des autorités politiques et morales qui reste préoccupante parce qu’elle ne permet pas de passer à la vitesse supérieure. Dans le domaine du respect de la vie par exemple, l’encéphalogramme est plat. Éveiller des hommes politiques de l’opposition (à part une poignée) aux urgences dictées par l’actualité dramatique de la culture de mort, dans notre pays, est une mission qui semble impossible. Manifester en masse, c’est le peuple qui l’a réussi, et lui seul. Quel projet politique pour demain ? Il est urgent de travailler à la « conversion » morale et politique de ceux qui sont en charge formellement du bien commun, ce qui déclenchera le mouvement.
G : Ce « droit sacré à l’avortement » que le projet pour l’égalité entre les femmes et les hommes affirme, pensez-vous que l’on pourra, comme l’Espagne, y revenir par une prise de conscience collective ?
JMLM : Dire qu’on ne peut pas revenir en arrière sur les sujets de société est un mensonge. Plusieurs pays l’ont fait et d’autres envisagent de le faire. L’Espagne a pris une longueur d’avance sur la France parce qu’elle est sortie de la logique abstraite d’un droit à l’avortement pour se baser sur la réalité bien concrète de l’enfant conçu qui existe avant sa naissance et doit être protégé. Mais le Parti populaire espagnol a davantage de cohérence anthropologique que l’UMP. Il suffisait de voir, dans la nuit du 21 janvier, à l’Assemblée nationale, l’alignement idéologique de la plus grande partie de la « droite » française sur le diktat socialiste relatif à l’avortement.
La traversée bourgeoise de ce désert anthropologique, ça suffit ! Tuer les enfants, et puis bientôt les malades et les vieillards en fin de vie, ça ne se fait pas, c’est de la barbarie. La parole se libère à l’extérieur de la France. Il faut faire comprendre que l’avortement ne se résume pas à une revendication féministe, une question de conscience individuelle ou de détresse personnelle. ça impacte en profondeur la collectivité tout entière. Il y a des conséquences démographiques (9 millions d’enfants non nés depuis 40 ans), médicales (l’eugénisme est entré dans les mœurs), juridiques (le référentiel légal devient le droit de tuer). On ne peut être crédible dans la défense de la famille si on évite de se battre contre ce qui la pulvérise dans son maillon le plus faible : l’enfant à naître. Car en détruisant l’enfant, on détruit la famille, en détruisant la famille, on place l’individu tout seul face à l’Etat et au Marché.