Jurisprudence Perruche : la menace ressurgit

Publié le 31 Déc, 2011

Par un arrêt du 15 décembre 2011, la Cour de cassation vient affirmer que les enfants, nés avant l’entrée en vigueur de la loi anti-Perruche (qui interdit la reconnaissance d’un préjudice du seul fait de sa naissance, et cantonne l’indemnisation des parents à leur seul préjudice moral), pourraient être indemnisés de leur préjudice d’être né. Et ce, indépendamment de la date de l’introduction de leur demande en justice.       
Pour rappel la loi dite «anti-Perruche» était venue neutraliser la Jurisprudence Perruche qui permettait d’accueillir deux actions en justice: celle de l’enfant atteint d’un handicap non décelé au cours de la grossesse afin d’être indemnisé de son préjudice d’être en vie,  et celle de ses parents afin d’être indemnisés de leur préjudice de n’avoir pu, du fait de l’erreur de diagnostic prénatal, interrompre la grossesse de leur enfant.

L’équipe Gènéthique a interviewé Monsieur Jerry Sainte Rose (JSR), avocat général à la Cour de cassation au moment de l’affaire Perruche en 2000, et ancien Conseiller d’Etat, ainsi que Monsieur Nicolas Gombault (NG) directeur général du Sou médical, groupe MACSF (1) , afin de comprendre la décision de la Cour de cassation, et l’impact de cette décision qui pérennise la jurisprudence Perruche.

 

Comment expliquez-vous cette décision de la Cour de cassation qui, contre toute attente, fait ressurgir l’affirmation que la vie peut être un préjudice, et la responsabilité du médecin à l’égard d’un enfant né handicapé à la suite d’une erreur de diagnostic prénatal? Tout le monde pensait que la Question Prioritaire de Constitutionnalité relative à la loi anti-Perruche marquait le point final de la jurisprudence Perruche.

 

NG : La décision du Conseil Constitutionnel avait validé la réforme législative introduite par la loi «anti-Perruche», et on pouvait espérer, dans ces conditions, que la Cour de cassation modifie sa jurisprudence et apprécie les conditions de la responsabilité des praticiens chargés du diagnostic prénatal, de façon différente, selon la date à laquelle cette loi allait s’appliquer.      
D’autant plus que le Conseil d’Etat avait décidé, en considérant la décision du Conseil Constitutionnel, que le nouveau régime de responsabilité issu de la loi du 4 mars 2002 serait applicable à toutes les affaires portées devant la justice après l’entrée en vigueur de cette loi, quand bien même elles auraient pour origine des enfants nés avant cette loi. Or la Cour de cassation le 15 décembre 2011 décide de maintenir les effets de la jurisprudence Perruche à tous les contentieux concernant des enfants nés avant la loi du 4 mars 2002 et pour lesquels les parents ou les enfants agiraient après l’intervention de cette loi.         
Tout ceci, nous semble fortement critiquable car cela veut dire que pendant des années encore les parents vont pouvoir continuer à demander une indemnisation intégrale au profit de leur enfant atteint d’un handicap non décelé, dès lors que cet enfant est né avant le 4 mars 2002, et alors même qu’ils vont agir de façon bien postérieure. On voit deux poids deux mesures complètements différents (2). Si ces enfants sont nés à l’hôpital public, ils ne pourront pas réclamer une indemnisation pour le fait d’être né car, selon la jurisprudence du Conseil d’Etat, la loi du 4 mars 2002 va s’appliquer. Alors que la Cour de cassation permet à tous les enfants nés dans un cadre libéral, avant la loi du 4 mars 2002, d’invoquer «le préjudice d’être né». On voit que le système n’est pas du tout égalitaire car si la femme a été suivie en libéral ou en hôpital public, les droits et l’indemnisation seront totalement différents. De ce fait la responsabilité des hôpitaux publics sera bien moindre que celle des praticiens libéraux ou des cliniques privées ce qui crée une rupture d’égalité devant les charges. L’égalité devant la justice est malheureusement mise à mal.

 

JSR : A la suite de la décision du Conseil Constitutionnel, je pensais comme la majorité des commentateurs que l’action dite de vie préjudiciable était définitivement condamnée. Manifestement, la 1ère chambre  civile de la Cour de cassation a voulu  s’élever  contre ce qu’on appelle un « bris de jurisprudence ».  Est-ce une réaction d’orgueil des juges ? Probablement car  ils n’ont pas admis que le législateur annule en quelque sorte ce qu’ils avaient fait, alors  qu’il avait de bonnes raisons de le faire :   
– Sur le plan juridique,  il est difficile de comprendre comment le médecin, qui n’a pas décelé un handicap d’origine génétique ou lié à une maladie contractée par la mère pendant la grossesse, a pu causer ce handicap qui préexistait à son intervention. Quel était  le droit de l’enfant qui avait été fautivement lésé : droit de ne pas naître, droit de naître en bonne santé ?  Autant de droits qui n’existent pas et que personne ne peut garantir. Et en gardant la vie, l’enfant handicapé n’a rien perdu. Les conditions d’engagement de la responsabilité civile n’ont pas été respectées.               
– Sur le plan éthique, je rappelle la ferme condamnation par le Comité Consultatif National d’Ethique de l’action de vie préjudiciable qui  n’est qu’un  substitut processuel à un avortement qui n’a pas eu lieu ; l’indemnisation de l’enfant équivaut au déni de sa personne et à sa mort symbolique. L’action  considérée est aussi dangereuse dans la mesure où elle peut inciter les médecins, afin d’éviter que leur responsabilité soit engagée, à provoquer l’avortement de fœtus parfaitement sains.
– Enfin, sur le plan de l’égalité de traitement des personnes handicapées, il est évident que cette action, rejetée par le Conseil d’Etat, conduit à une triple inégalité : elle ne peut concerner  que  les personnes atteintes d’un handicap décelable au cours de la grossesse, que les personnes qui sont nées dans le secteur libéral  à l’exclusion de celles qui sont nées dans le secteur public et que celles  dont les parents acceptent de dire qu’il aurait mieux valu qu’elles ne soient pas venues au monde. 

 

Vous dites que la décision de la Cour de cassation vous paraît inconstitutionnelle ?

 

JSR : La décision du Conseil Constitutionnelle est dépourvue de toute ambigüité. Elle signifie que s’agissant de faits constatés antérieurement au 7 mars 2002, l’action de l’enfant n’est pas recevable lorsqu’elle a été engagée après cette date. Faisant abstraction de la volonté du législateur qui était de mettre rapidement un terme à l’action de vie préjudiciable et interprétant librement la décision du Conseil constitutionnel, la Cour contourne la loi et en diffère l’application pour un certain nombre d’années.  Je ne vois pas d’autre remède à cette situation qu’une nouvelle intervention du Parlement suivie d’une éventuelle saisine du Conseil constitutionnel.

 

Quel sera l’impact de l’arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 2011?

 

JSR : Sur le plan juridique cette décision est importante. L’impact  de cette décision est difficilement mesurable mais elle permet à tous les enfants atteints d’un handicap congénital incurable et nés avant l’entrée en vigueur de la loi anti-Perruche, soit le 7 mars 2002, de demander une indemnisation après cette date. Si les parents des enfants nés avant le 7 mars 2002 seront en principe dans l’impossibilité d’agir pour leur propre compte dans moins de deux mois (leur action en justice sera prescrite), des actions pourront être exercées au nom des enfants ou par ceux-ci lorsqu’ils seront majeurs. A leur majorité, ces enfants auront encore dix ans pour intenter une action. Cela nous amène donc à la possibilité que soit reconnu un préjudice de naissance jusqu’en 2030, voire au-delà.

 

NG : Aujourd’hui je ne peux pas vous dire exactement de quelle façon sur un plan financier cela va se traduire et si nous allons être obligés d’augmenter de façon extrêmement significative les primes que nous réclamons notamment aux praticiens qui interviennent dans le diagnostic anténatal. Nous avons quelques dossiers en cours concernant un contentieux introduite après la loi du 4 mars 2002 pour une naissance survenue antérieurement. Mais notre interrogation véritable porte sur le nombre de nouvelles mises en cause à partir d’aujourd’hui. Combien de parents, informés de cette jurisprudence vont être incités à venir devant la justice rechercher la responsabilité des professionnels de santé spécialisés dans le diagnostic anténatal et notamment l’échographie fœtale, en faisant valoir qu’ils ont donné naissance avant la loi du 4 mars 2002 à un enfant né handicapé, en considération du fait qu’ils peuvent toujours invoquer la jurisprudence Perruche ? Nous ne le savons pas et nous sommes particulièrement attentifs aux évolutions que nous allons voir, et aux nombres de dossiers que nous rentrerons dans les mois, et années à venir. Cela nous inquiète et c’est pour cela que nous sommes particulièrement vigilants quant aux développements de ces dossiers.

Plus généralement, quel est aujourd’hui votre sentiment sur le préjudice d’être né qui a été reconnu il y a dix ans en France et que la Cour tente aujourd’hui de pérenniser ou encore sur l’évolution de la responsabilité médicale depuis?

 

NG : Ce que nous constatons depuis 2002, c’est que la Cour de cassation a essayé par tous les moyens de limiter au maximum l’application de cette loi anti-Perruche, et de faire survivre les effets de la jurisprudence Perruche. L’arrêt du 15 décembre 2011 en est à nouveau la manifestation. Cela passe par une responsabilité accrue à la charge des professionnels de santé qui peuvent être condamnés à des montants extrêmement élevés à indemniser des préjudices subits. Cela ne nous empêche pas d’assurer encore un nombre important de praticiens qui exercent une activité de diagnostic anténatal. Des échographistes notamment. Nous avons en revanche réduit, depuis les années 2000, de façon très importante le nombre de nos sociétaires obstétriciens, pour la pratique de l’accouchement, compte tenu de l’ampleur des risques encourus.

 

JSR : Ma position à cet égard, qui a connu un certain écho dans l’opinion, a été aussi celle du Parlement, toutes tendances confondues : la compensation du handicap par la solidarité nationale assure l’égalité de toutes les personnes handicapées. Malgré la prétendue générosité qu’elle exprime, la  jurisprudence Perruche a paru condamnable dans la mesure où elle semble vouer tous les enfants qui sont atteints d’un handicap à l’avortement. La vie est un don et un enfant  ne peut pas se plaindre d’être né tel qu’il est. Nous avons le sentiment que les progrès de la médecine et les déclarations  parfois trop optimistes de certains médecins ont conduit les parents à  imaginer qu’ils pourraient mettre au monde l’enfant parfait. Mais il ne s’agit que d’un fantasme et le droit n’a pas à se faire l’agent de fantasmes biotechnologiques. On peut noter que la tendance actuelle est à la surinformation. Cela renforce la tendance générale à «l’avortement de précaution». Il est cependant remarquable qu’en Europe, du moins à ma connaissance, la Cour de cassation française ait été la seule à  accueillir l’action de vie préjudiciable. La Cour Constitutionnelle allemande l’a rejetée de même que la Cour de cassation italienne. Au Royaume Uni, elle est interdite par la législation depuis 1970.

 

Le minimum en date :

 

– 14 Février 1997 : La Conseil d’Etat refuse de reconnaître le préjudice d’être né

 

– 17 novembre 2000 : Jurisprudence Perruche : La Cour de cassation indemnise un enfant de son préjudice d’être né atteint d’un handicap non décelé pendant la grossesse

 

– 4 mars 2002 loi anti-Perruche (entrée en vigueur le 7 mars 2002) : 1. Action de l’enfant interdite : Interdiction pour toute personne de se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance. 2. Action des parents limitée : indemnisation du préjudice moral des parents, leur préjudice matériel étant supporté par la solidarité nationale. 3. Rétroactivité de la loi : La loi sera applicable aux instances en cours (instances initiées avant son entrée en vigueur et non encore jugées définitivement).

 

– 11 juin 2010 : Question prioritaire de Constitutionnalité (QPC) relative à la loi anti-Perruche : La loi anti-Perruche est constitutionnelle exception faite de la disposition prévoyant son application aux instances en cours.      

 

– 13 mai 2011 : le Conseil d’Etat, en se fondant sur les motifs de la décision du Conseil Constitutionnel, applique la loi anti-Perruche à toutes les affaires initiées après le 7 mars 2002.

 

– 15 décembre 2011 : la Cour de cassation en interprétant librement la QPC exclut l’application de la loi anti-Perruche à tous les enfants né avant le 7 mars 2002 et leur reconnaît le préjudice d’être nés.

 

(1) Assurance des professionnels de santé.

(2) Le Conseil d’Etat et la Cour de cassation sont les deux juridictions les plus élevées de France. Le Conseil d’Etat traite des affaires de droit public, et la Cour de cassation des affaires de droit privé. 

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