Après la décision du ministre de la santé, le 14 avril dernier, d’élargir l’accès à l’IVG médicamenteuse durant la pandémie, trois associations ont déposé un recours devant le Conseil d’Etat qui a été examiné le 12 mai dernier. Avec maitre Adeline le Gouvello, avocat à la cour, Gènéthique fait le point.
Gènéthique : Trois associations ont contesté une décision récente prise par le ministre de la santé, Olivier Véran, concernant l’IVG auprès du Conseil d’Etat. De quoi s’agit-il ?
Me Adeline Le Gouvello : Trois associations ont en effet souhaité attaquer la légalité de l’arrêté du 14 avril pris par le Ministre de la Santé Olivier Véran et portant dérogation aux règles applicables en matière d’IVG médicamenteuse hors établissement de santé. Chacune de ces associations a un objet social propre et leurs critiques, si elles se rejoignaient, portaient sur des points différents et complémentaires, ce qui était intéressant.
G : Pourquoi cette contestation ? Sur quelle base a-t-elle été menée ?
AG : L’arrêté semble entaché d’illégalité à bien des égards. Tout d’abord, le ministre de la santé l’a pris sur le fondement de l’état d’urgence sanitaire. Il n’en aurait sinon pas eu le pouvoir. Mais même dans ce contexte, il n’est pas du tout certain qu’il ait bien eu la compétence pour le faire. La loi d’urgence sanitaire a en effet spécifiquement attribué compétence au premier ministre pour tout ce qui concerne les médicaments. Le ministre de la santé hérite d’une compétence résiduelle (ce qui est normal, le pouvoir réglementaire appartenant par principe au premier ministre et par exception aux autres ministres) pour tout ce qui concerne l’organisation du système de santé et application des mesures prises par le premier ministre. Dans tous les cas, les mesures adoptées doivent être strictement nécessaires à la lutte contre l’épidémie et proportionnées.
Or, c’est là que le bât blesse : les mesures de cet arrêté n’étaient en rien nécessaires à la lutte contre le COVID et ne sont certainement pas proportionnées.
G : Que pensez-vous des raisons avancées par le gouvernement pour justifier sa décision ?
AG : L’argument du gouvernement prétextant la limitation des déplacements ne saurait convaincre : aller chez le médecin faisait partie précisément des dérogations autorisées et les autorités sanitaires n’ont eu de cesse de rappeler la nécessité de continuer à aller chez le médecin. Ce n’est en outre pas chez le gynécologue ou la sage-femme que les femmes risquaient d’attraper le COVID… En outre, l’arrêté a remplacé ce déplacement chez le médecin par un déplacement chez le pharmacien. Il n’y a donc pas de limitations de déplacements ni de diminution des risques de contagion, au contraire : le risque d’attraper le COVID chez le pharmacien est supérieur (même si les praticiens ont évidemment mis en œuvre toutes les mesures de précautions) du simple fait que les malades s’y retrouvaient pour y acheter leur paracétamol alors qu’on risquait beaucoup moins de les croiser chez le gynécologue.
Sur le fond, l’arrêté déroge de bien des manières aux règles en vigueur : il prévoit en effet un allongement du délai pour cette IVG (passant de cinq à sept semaines de grossesse), il permet une prescription et une délivrance d’un produit à risque hors AMM (le misoprostol) en ne respectant pas le délai et en doublant les doses recommandées. Il est important de mesurer ce point et de savoir qu’il s’agit d’un produit à risque qui fait l’objet d’une pharmacovigilance. Enfin, l’arrêté supprime la consultation obligatoire chez le médecin en la remplaçant par une téléconsultation et n’encadre plus la prise de médicament par une administration devant et par le médecin mais autorise un achat direct en pharmacie et une prise à domicile.
G : La décision du gouvernement est-elle risquée ?
AG : A de très nombreux égards, ces dispositions sont critiquables. La santé des femmes s’en trouve menacée : l’IVG médicamenteuse est douloureuse, d’autant plus lorsqu’elle intervient tardivement. Elle peut être traumatisante puisque la femme est seule, chez elle, pour affronter ce qui va se passer, sans y être vraiment préparée, sans que les personnes vivant sous le même toit ne se rende compte de ce qu’elle est en train de vivre, et sans compter qu’il n’est pas possible d’évaluer si elle est vraiment libre (les téléconsultations peuvent avoir lieu par téléphone). Plus elle intervient tard, plus le risque d’hémorragie est présent.
Par ailleurs, il est sidérant de voir le Ministère de la Santé faire si peu de cas d’une utilisation hors AMM d’un produit pharmaceutique, alors que les autorités compétentes ont rappelé à plusieurs reprises que le misoprostol devait être utilisé dans le strict cadre de l’AMM (pour les doses et les délais). D’autant plus lorsqu’il a été fait grand cas de l’utilisation hors AMM de l’hydroxyde de chloroquine, produit qui n’est pourtant pas à risque, dont on connaît depuis des années les effets et contre-indications, et qui pouvait s’avérer directement utile dans la lutte contre l’épidémie.
Enfin, cet arrêté était aussi critiquable en raison de l’absence de délai donné à ces dispositions dérogatoires. En effet, la loi d’urgence sanitaire prévoit qu’il doit être mis fin aux dispositions réglementaires dérogatoires dès que ces mesures ne sont plus nécessaires. Or, le confinement se terminait au moment de l’audience, il était possible d’aller faire du shopping dans les magasins mais il était considéré comme dangereux d’aller voir le médecin pour avoir recours à une IVG dans des conditions normales. Cette IVG au rabais semble devoir perdurer dans le temps, l’urgence sanitaire n’étant qu’un prétexte.
G : Avez-vous eu l’impression d’être entendue ? Quelle a été la réponse du Conseil d’Etat ?
AG : L’audience a permis d’exposer les arguments de chaque partie. Si nous avons été entendus, nous n’avons pas été écoutés. La décision du Conseil d’Etat est très décevante : elle rappelle des principes généraux et ne répond pas aux points précis que nous avons soulevés. On sent finalement le souhait de ne pas pouvoir prêter le flanc à des critiques sur un sujet aussi sensible. Pourtant, les critiques de ces dispositions venaient de tous horizons.
Tant le Conseil d’Etat que le Ministre de la Santé ont pris là une grave décision. Si des femmes subissent des dommages importants liés à une IVG médicamenteuse hors établissement de santé, avec utilisation de produits hors AMM (étant précisé que tout est fait pour qu’elles ne soient pas informées de cette utilisation hors AMM), des responsabilités pourront être engagées car ce n’est pas faute d’avoir alerté les autorités sur ce point du fait de cette procédure.
G : L’avortement est considéré comme un « enjeu fondamental de santé publique ». Est-ce le cas ?
AG : A l’heure où une pandémie a mis quasi à genoux nos systèmes de santé, et notre économie, l’enjeu fondamental de santé publique semble être ailleurs… Mais on voit pourtant des politiques hermétiques à tout principe de réalité qui, au beau milieu d’une crise sanitaire mondiale, ont continué à faire de l’IVG leur cheval de bataille, leur combat, alors que les urgences étaient clairement ailleurs et qu’il s’agit en tout état de cause d’un combat d’arrière-garde. Les jeunes-femmes, si elles sont favorables à la possibilité de pouvoir recourir à l’IVG, conviennent que la meilleure IVG est celle que l’on peut éviter et qu’il ne s’agit pas d’un acte anodin. Les responsables politiques qui se sont succédées en matière de santé, en se focalisant sur les aspects sociétaux, ont délaissé le reste. Le résultat parle de lui-même : notre système de santé est à bout de souffle, nous n’avons pas été capables de faire face à la crise sanitaire puisqu’il a fallu confiner la population sur de longues semaines…
G : Comment réagissez-vous à cette réponse du Conseil d’Etat ?
AG : Le Conseil d’Etat a rendu une décision en référé. Cependant, l’affaire n’est pas terminée : elle continue sur le fond et les juges devront désormais de nouveau statuer.