GPA, don d’organes, suicide… Est-ce que mon corps m’appartient ?

Publié le 19 Jan, 2016

L’actualité autour de la GPA ou du don d’organes interroge sur une question fondamentale : est ce que mon corps m’appartient ? Le suicide est également source d’interrogations : puis-je faire ce que je veux de mon corps ? Aude Mirkovic, maître de conférences en droit privé, répond aux questions de Gènéthique.

 

Gènéthique : Comment la loi appréhende-t-elle le corps humain ?

Aude Mirkovic : Les éléments comme le corps ou la vie ne sont pas des concepts juridiques, mais des réalités. Le droit les appréhende avec sa logique et sa finalité propre pour les réguler et ce, sans contredire les autres entrées de la connaissance humaine.

Dans la réalité et pour le droit, le corps est un aspect de la personne. Il n’est pas le tout de la personne parce que la personne n’est pas seulement le corps. Nous mettons parfois l’accent sur la prise en compte de l’aspect corporel (vision matérialiste) ou de l’aspect spirituel (vision rationaliste). Le bon équilibre est difficile à trouver entre ces deux extrêmes qui ne sont pas justes car ils ne correspondent pas à la réalité de la personne, qui est très riche et qu’il faut appréhender de façon globale. Il est parfois utile et commode de la « couper », d’isoler ses  deux facettes,  pour appliquer le régime qui convient le mieux. Par exemple, on va distinguer entre les besoins physiques et les besoins psychiques en médecine, ou encore entre le préjudice corporel et le préjudice moral en droit, pourtant subi par un même individu, tout en gardant à l’esprit la nécessaire unité de la personne.

Quand le droit s’intéresse au corps, il ne protège pas le corps en lui-même comme une fin en soi ou comme un bien de la personne, mais il protège la personne dans son corps. Pour la personne, en effet, le corps ne relève pas de l’avoir, mais de l’être. Aussi, les principes d’inviolabilité[1] et d’indisponibilité qui président aux questions qui touchent le corps, ont pour objectif de protéger la personne dans son corps.

G : Vous parlez de l’indisponibilité du corps, que voulez-vous dire ?

AM : Le principe d’indisponibilité n’est pas énoncé tel quel dans la loi. C’est la Cour de Cassation qui l’a formulé dans une décision célèbre de 1991 à propos des mères porteuses. L’inviolabilité du corps interdit de toucher le corps d’une personne, c’est-à-dire de lui porter atteinte, sans le consentement de l’intéressé. Alors que l’inviolabilité protège la personne ainsi contre autrui, l’indisponibilité la protège contre elle-même. L’indisponibilité empêche l’individu de « faire n’importe quoi de son corps ». Elle interdit à la personne de donner un consentement valable pour des actes qui reviennent à « disposer » de son corps. De cette façon, le droit protège la personne contre des actes inconsidérés qu’elle pourrait accomplir ou auxquels elle pourrait consentir sur elle-même. Cela ne veut pas dire qu’elle ne peut rien faire sur son corps, mais l’indisponibilité s’oppose aux actes qui engagent gravement le corps et menacent de lui causer un grand dommage. Les actes anodins sont licites lorsque la personne est consentante : par exemple, pour les tatouages ou les piercings. De même, il est licite de participer à certains sports, comme la boxe ou le rugby, qui supposent un consentement par avance à certaines atteintes à l’intégrité physique. Dans ces situations, le consentement donné à l’origine exonère celui qui porte atteinte à l’intégrité physique, qui n’est coupable d’aucune infraction.

G : Ce principe me protège-t-il uniquement contre moi-même ?

AM : L’indisponibilité me protège aussi contre autrui. En effet, si mon propre corps est indisponible, le corps de l’autre l’est aussi. Autrui ne peut pas appréhender mon corps comme un bien disponible. Même s’il y avait consentement de ma part. Et je ne peux pas non plus agir sur le corps de l’autre en disposant de lui, même avec son consentement.

G : Que se passe-t-il quand mon corps nécessite une intervention ? Pour des soins par exemple…

AM : L’indisponibilité ne fait pas obstacle à des actes qui portent objectivement atteinte au corps quand l’intérêt de la personne le justifie. Si une opération chirurgicale est clairement une atteinte à l’intégrité, elle se justifie par son objectif thérapeutique. Cependant, toute intervention médicale, en raison de l’inviolabilité du corps, est soumise au consentement de la personne. Pour autant, ces principes sont au service de la personne et ils sont simplement écartés si leur maintien risque de se retourner contre la personne. C’est ce qui se passe en cas d’urgence quand la personne est incapable de donner son consentement.

Ces dérogations au principe d’indisponibilité ne sont pas des contradictions, elles se comprennent en fonction de l’objectif qui est de protéger la personne. En outre, il est possible d’étendre ces exceptions à l’indisponibilité du corps dans l’intérêt thérapeutique d’autrui : c’est le cas du don d’organes, du don d’éléments et produits du corps humain. Cependant, l’intérêt d’autrui ne justifie pas n’importe quoi ! Même pour la bonne cause on ne peut pas se faire un trop grand mal à  soi même, et en l’occurrence renoncer à sa propre vie.

G : Est-ce que je peux vendre une partie de mon corps ?

AM : Il ne faut pas confondre l’indisponibilité avec la non-patrimonialité. La non-patrimonialité signifie que le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent pas faire l’objet d’un droit patrimonial, c’est-à-dire d’un acte juridique à titre onéreux : je peux donner mon sang, mais je ne peux pas le vendre. Le principe d’indisponibilité est plus large que la non-patrimonialité. Quand un acte tombe sous le coup de l’indisponibilité, on ne peut pas du tout l’accomplir, ni à titre gratuit, ni à titre onéreux. Quand un acte tombe seulement sous le coup de la non-patrimonialité, on peut l’accomplir à titre gratuit, mais on ne peut pas le faire moyennant finances. La non-patrimonialité est un aspect de l’indisponibilité, elle interdit les actes de disposition à titre onéreux.

G : Une femme peut-elle disposer de son corps et sceller un contrat de GPA ? Si elle est consentante, qu’est ce qui fait obstacle à la GPA ?

AM : Le principe d’indisponibilité complété par la non-patrimonialité protège la personne dans son corps, et la protège en particulier d’être considérée comme une marchandise. Le fait de disposer de mon corps ou du corps d’autrui revient à me considérer moi-même ou à considérer autrui comme un objet, à le « marchandiser ». Que ce soit à titre gratuit [2] ou à titre onéreux. L’humain n’est pas un objet et aucun être humain n’est propriétaire d’un autre. Or, avec la GPA, le corps de l’enfant fait clairement l’objet d’un acte de disposition, il est traité comme un objet, qu’il soit remis à titre gratuit ou onéreux. En effet, on ne peut vendre ni même donner un être humain. Quant à la femme, son consentement réel ou supposé importe peu dès lors que la GPA engage son corps d’une manière qui confère à autrui des prérogatives excessives. Le fait qu’elle soit gratuite ou rémunérée n’importe pas non plus. Dans les deux cas, cette pratique est interdite par la loi car la GPA tombe sous le coup de l’indisponibilité.

En France, le code pénal défini l’esclave comme l’individu sur lequel s’exerce l’un des attributs du droit de propriété. Ces attributs du propriétaire sont l’usus, le fructus, l’abusus. En vertu de l’usus, le propriétaire peut utiliser son bien ; le fructus lui permet de le faire fructifier, et abusus d’en disposer, (par exemple le donner ou le vendre). Il suffit d’un seul des attributs du droit de propriété s’exerce sur un être humain pour caractériser l’esclavage. Dans le cadre de la GPA, personne ne veut le fructus de l’enfant : on ne veut pas des enfants pour les faire travailler dans les mines, on veut des enfants pour les choyer, les aimer. En revanche, l’enfant est donné. Et même, dans la plupart des cas, vendu. A chaque fois, c’est une prérogative du propriétaire : je ne peux donner ou vendre ce qui ne m’appartient pas. Les bonnes intentions, le consentement des individus ne peuvent modifier la qualification réelle des faits : dès que le corps humain est considéré comme un objet, une marchandise, c’est l’humanité qui est niée.

Aujourd’hui, ces formes de marchandisation du corps humain sont le plus souvent masquées sous d’excellentes intentions. On ne traite pas forcément les personnes comme des objets pour leur vouloir du mal, mais ce n’est pas pour autant qu’on leur fait du bien, objectivement.

Lorsqu’un acte de disposition du corps, de son propre corps ou du corps d’autrui, tombe sous le coup de l’indisponibilité, le consentement donné, qui est nul, n’exonère pas celui qui a porté l’atteinte en question. Si deux personnes sont d’accord pour se battre en duel, celui qui tue l’autre, en dépit du consentement donné à l’avance par son adversaire, est coupable d’homicide volontaire. Matériellement, je peux toujours donner mon consentement, mais juridiquement, il n’a aucune valeur. C’est comme s’il n’existait pas.

G : Est-ce que je peux faire ce que je veux de mon corps ?

AM : Non. L’indisponibilité me fixe à moi-même des limites sur mon propre corps… C’est difficilement supportable pour beaucoup de nos contemporains et même parfois pour nous. Mais le respect de l’autre passe logiquement par la nécessité de se respecter soi même.

De façon profonde, cette limite fixée par l’indisponibilité peut être comprise comme une façon, pour le droit, d’exprimer, de relayer notre condition de créature : je ne me suis pas fabriqué moi-même, je ne me suis pas donné mon propre mode d’emploi, ma nature. Et ma nature m’assigne des limites.

Dans cette perspective, l’atteinte à la personne dans son corps ne peut pas se justifier sous prétexte qu’elle serait le fait de la personne elle-même. Le droit ne se réfère pas à ce fondement transcendant, mais il met en œuvre l’idée que la personne ne s’appartient pas au point de pouvoir faire n’importe quoi d’elle-même. Prenons le cas des mutilations volontaires : elles ne sont pas sanctionnées par le droit, parce qu’on considère que l’auteur des mutilations est quelqu’un à aider plutôt qu’à sanctionner, mais ces mutilations volontaires sont illicites. Bien que consenties, elles constituent une infraction au code pénal. Qui dit mutilation volontaire dit aussi atteinte à sa vie, notamment dans le cas du suicide : est-ce l’archétype de la liberté individuelle ? L’acte de disposition par excellence ? Dans ce cas, il faudrait envoyer en prison le médecin qui réanime l’auteur d’une tentative de suicide pour atteinte à la liberté individuelle. Il apparaît au contraire que le suicide n’est pas considéré par la loi française comme un acte de disposition de soi, au point que celui qui empêche quelqu’un de se suicider est félicité alors que, s’il ne le fait pas, il se rend coupable de non assistance à personne en danger.

G : Quelle est la position de la CEDH sur la disponibilité du corps?

AM : La Cour Européenne des Droits de l’Homme, contrairement au droit français, a une vision extrêmement individualiste et se positionne, non pas dans une perspective d’indisponibilité du corps humain, mais dans une perspective du droit de disposer de son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle.

Saisie en appel en 1997 pour « atteinte à leur vie privée » par des auteurs condamnés pour des pratiques sadomasochistes , la CEDH a estimé que la répression pénale était justifiée, même si elle constituait une atteinte à la vie privée. La dignité, relai de l’indisponibilité, justifiait l’intervention de la société y compris entre adultes consentants. Mais en 2005, pour un même cas, la CEDH a justifié la répression pour une toute autre raison : le consentement d’une des victimes n’était pas prouvé. Comprenez que si le consentement de toutes les victimes avait été prouvé, la répression pénale aurait été injustifiée.

Ce deuxième arrêt entre en contradiction avec le droit français : il signifie que des adultes consentants pourraient consentir à tout et n’importe quoi, et aller jusqu’à disposer de leur vie. La seule limite serait que les actes ne soient pas accessible au regard du public. Depuis 2005, la CEDH n’a heureusement pas généralisé cette décision. Mais elle donne le ton : celui du droit de disposer de son corps.

L’indisponibilité décrié par certains comme une entrave à la liberté,  est au contraire une approche de la liberté protectrice de la personne, qui l’empêche de faire un mauvais usage de sa liberté et lui met des limites. Reprenons l’exemple du suicide : celui qui empêche l’autre de se faire du mal ne porte pas atteinte à sa liberté, il l’empêche d’en faire un mauvais usage.

En outre, ceux qui prétendent « ne rien demander à personne » et réclamer qu’on « les laisse faire ce qu’ils veulent » ne peuvent être complètement autonomes par rapport à autrui : ce sont eux qui appelleront à l’aide au premier problème ! De plus, un acte humain a des conséquences, grandes ou petites, directes ou indirectes sur la société toute entière : quand on dispose du corps humain d’une personne, les conséquences se reportent sur l’ensemble du corps social. L’indisponibilité est l’expression juridique d’une forme de solidarité et de notre nature sociale. Seul Robinson Crusoë pourrait, peut-être, revendiquer une autonomie totale et l’absence totale de comptes à rendre de ses actes.

 

 

[1] L’inviolabilité protège la personne contre autrui. Ce principe interdit à autrui d’agir sur mon corps sans mon consentement (art 16-1 du code civil).

[2] Le don n’est pas incompatible avec la marchandisation.

Aude Mirkovic

Aude Mirkovic

Expert

Maître de conférence en droit privé, Porte-parole et Directrice juridique de l'association Juristes pour l'Enfance

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