Faut-il parler d’eugénisme ?

Publié le 14 Fév, 2018

Dans l’histoire des idées, il en est une particulièrement dérangeante. Et à l’occasion d’un colloque sur le Dépistage Prénatal Non Invasif[1], une des intervenantes l’a clairement exprimé : « Comme je voudrais que ce mot, l’eugénisme, disparaisse d’un coup de baguette magique ». Pour autant, l’absence du mot ne supprimera pas les faits. L’eugénisme honni, tant ce mot renvoie aux pratiques révoltantes de la période nazie, est cependant florissant. Prenant des formes toujours nouvelles, il fait désormais son lit d’un individualisme galopant et d’une société de marché qui, à défaut de servir l’homme, a choisi de l’augmenter peut-être pour le meilleur, mais plus probablement pour le pire.

 

C’est Francis Galton qui, en 1883, crée le terme « eugénisme[2] » pour définir un mouvement d’idées en faveur de l’amélioration de l’espèce humaine. En arrière fond, il exploite une inquiétude sur la « qualité » de l’être humain et les risques, avérés ou non, de sa dégénérescence. Avec deux nuances, celle de l’eugénisme négatif qui cherche à éliminer les tares transmises par l’hérédité. Dans son aspect le plus simple, c’est la stérilisation des personnes. Dans sa phase la plus élaborée et la plus radicale, elle consiste en l’élimination d’une population, d’enfants ou encore de fœtus et d’embryons. L’autre forme est celle d’un eugénisme positif, qui vise au développement des caractéristiques désirables des individus. Il va conduire à des politiques visant à favoriser la reproduction de sujets d’élite. C’est le sens de la cité-jardin Ungemach au Wacken de Strasbourg, dont le projet initié au milieu des années 1930, perdurera en France jusque dans les années 1980. L’expérience montrera que les deux formes d’eugénisme sont indissociables et qu’il est impossible de valoriser une race supérieure sans restreindre le nombre de personnes « de qualité inférieure ».

 

Eugénisme et déterminisme génétique

 

Si Platon est le premier à « penser l’eugénisme », c’est Charles Darwin en 1859, qui lui donnera son impulsion moderne. Dans De l’origine des espèces, il explique que les individus porteurs de variations avantageuses survivent mieux que les autres parce qu’ils sont plus aptes aux changements. Et si la sélection naturelle[3] fonctionne par compétition, il imagine de la transposer non seulement à l’homme mais à l’économie, la formation,… pour donner aux meilleurs des chances de triompher. Ce que Darwin ignore c’est que la sélection naturelle, efficace sur un plan animal, l’est beaucoup moins appliquée aux humains.

 

Son cousin, Francis Galton, va donner une assise scientifique à ces thèses. Mais convaincu que l’intelligence, la qualité du travail… sont des particularités transmises par l’hérédité, il va complètement occulter les critères culturels. Pour lui, tout se résume en un déterminisme génétique qui va marquer au fer l’eugénisme. Avec Galton, l’eugénisme est une science de l’amélioration de la lignée qui ne se limite pas à des arrangements en vue d’unions judicieuses. La question d’une hiérarchie des races se pose très rapidement, et avec elle, la nécessité de donner à certaines de prévaloir sur les autres. Galton veut ainsi restaurer la sélection naturelle en empêchant les unfits, les incapables ou les moins doués de se reproduire, tout en favorisant la reproduction des intelligents, des fits. Mais la pensée d’un eugénisme négatif taraude cependant un reste de croyances qui l’empêchera d’aller au bout de ses idées. A l’aube du XXe siècle, l’orateur sait convaincre son public et ses thèses vont être reprises, enrichies et se diffuser.

 

Avec la redécouverte des lois de Mendel en 1900 et l’apparition de la théorie chromosomique de l’hérédité de Thomas Hunt Morgan en 1908, le mouvement eugénique va se développer rapidement en Europe et aux Etats Unis. La création d’Instituts scientifiques va donner à l’eugénisme ses lettres de noblesse et en faire la matière d’un enseignement dont la valeur scientifique laisse à désirer : méthodologie pauvre, préjugés, données scientifiques erronées. Les théoriciens du mouvement estiment, par exemple, que l’alcoolisme, la criminalité, la pédophilie, l’homosexualité… ont des causes héréditaires et ils pensent résoudre les problèmes sociaux par l’eugénisme. Dans cette mouvance, Charles Davenport, convaincu de la transmission héréditaire de toutes les maladies mentales, est le premier à cibler prioritairement les handicapés et les malades mentaux. Mu par un eugénisme négatif, il estime leur élimination nécessaire.

 

Une société des maîtres et des plus forts

 

Après le premier congrès international d’eugénique en 1912 à Londres et la diffusion de revues eugéniques, la discipline s’enseigne dans les universités dès la fin de la première guerre mondiale, notamment en Allemagne. A ce moment, émerge une nouvelle forme de l’eugénisme, celle du darwinisme sociétal. Elle remet en cause la dignité universelle de chaque être humain : le droit à la vie n’est pas équivalent pour tous. La rupture éthique est consommée, elle conduira à une société des maîtres et des plus forts.

 

En 1895, et avec nettement plus d’écho en 1929, en Allemagne, on soutient un droit à la mort, estimant que la vie de certains individus n’a de valeur que négative, qui pèsent lourdement sur la collectivité et que le personnel en charge de tâches stériles est privé d’un travail utile. L’utilitarisme caractéristique de ces thèses refuse d’accorder le terme de dignité à certaines catégories d’enfants, considérés comme des parasites.

 

En 1924, de l’autre côté de l’Atlantique, les Etats-Unis instaurent l’Immigration restriction act pour limiter l’entrée du pays aux populations du sud et de l’est de l’Europe considérées comme ayant une infériorité biologique. Quatre ans plus tard, 376 cours d’eugénisme sont répertoriés dans les collèges. C’est à cette époque que Margaret Sanger, eugéniste convaincue, fonde le Planned Parenthood avec les fonds du mouvement eugéniste. Elle considère qu’il faut empêcher les unfits : les pauvres, les épileptiques, les alcooliques, les criminels, les handicapés physiques ou psychiques de se reproduire. Si besoin par la force. Elle veut prévenir la naissance de personnes qui ont des défauts, ou de ceux qui pourraient devenir des fous. Dans Birth control review, elle écrit : « Le problème le plus urgent aujourd’hui est de limiter et de décourager la surfécondité des gens qui sont mentalement et physiquement défectifs ». Ces thèses conduiront notamment à la diffusion de la pilule, conçue pour réduire la démographie dans les pays sous-développés, et qui verra en Amérique son meilleur développement…

 

Dans l’entre-deux guerres, la médecine allemande est la première médecine du monde, exceptionnellement en avance, notamment en épidémiologie et en médecine préventive. C’est elle qui imagine l’inform consent, le consentement informé, et invente le microscope électronique. C’est dans ce milieu que les médecins ont radicalement distingué des vies à protéger, pour lesquelles aucun effort ne devait être négligé, des non-vies, des parasites mangeurs de ressources qu’il fallait éliminer. Ce sont eux qui étaient chargés de la sélection : dans leurs consultations, quand ils décelaient un handicap, une anomalie psychiatrique, un problème dans une famille, ils les dénonçaient.

 

Pour rétablir la pureté de la race, on passe par un eugénisme d’Etat où « l’Etat est tout et où l’individu n’est rien »[4]. Il va prendre deux formes : une immigration sélectionnée et la stérilisation forcée, particulièrement celle des femmes des classes inférieures, des malades psychiatriques, des épileptiques…. Ces stérilisations ont été beaucoup pratiquées aux Etats-Unis. A partir de 1907, l’Indiana est le premier état à voter une loi prescrivant la stérilisation d’office d’une certaine catégorie de personnes : les idiots, les criminels, les malades psychiatriques, les violeurs, on pense que le crime est héréditaire. En 1931, 30 Etats ont voté ces mêmes lois. Pourtant, dès cette date, les généticiens sonnent l’alarme : « C’est idiot ça sert à rien ! ». En 1985, ces lois existaient encore dans 19 Etats ! Entre 1907 et 1949, 50 000 stérilisations ont été pratiquées aux Etats Unis, dans 33 Etats, la moitié sur les faibles d’esprit, un syndrome fictif et surtout fourre-tout. Des lois identiques ont été votées en Suède, en Suisse, en Finlande. Le triste record des stérilisations revient à l’Allemagne : les lois raciales votées en 1935 à Nuremberg auraient conduit à la stérilisation de 300 000 à 400 000 personnes. De 1939 à 1941, l’opération Aktion T4 a conduit à l’euthanasie de 70 000 personnes, et probablement davantage : des malades psychiatriques, des malades chroniques de longue durée, et ce malgré les réactions de généticiens qui dénonçaient les bases pseudoscientifiques à l’origine de ces égarements.

 

Aujourd’hui, l’eugénisme d’Etat a quasiment disparu, perpétué cependant sous la forme de politiques des populations. A titre d’exemple, dans les accords de Maputo qui ont été établis par l’ONU entre les pays africains, l’aide économique aux pays africains est conditionnée par l’installation du Planning familial et des programmes d’avortement. Les Etats-Unis ont dépensé des millions de dollars pour des campagnes contre les populations qui ont conduit à des scandales répétés comme celui au Pérou, dans les années 1997, où en 3 ans, 200 000 femmes indiennes qui ne savaient pas parler espagnol, qui ne comprenaient rien, ont été stérilisées : sous couvert de vaccinations, on leur ligaturait les trompes.

 

Individualisme et eugénisme mou

 

La nouvelle eugénique, négative ou positive, n’est plus une eugénique d’Etat mais une eugénique individuelle. Le séquençage du génome humain, le développement des marqueurs génétiques, les tests génétiques de dépistage et le développement des techniques d’édition du génome, toutes ces évolutions combinées ont transformé la notion d’eugénisme. Elle est passée du stade de l’« horreur du troisième Reich » au stade individuel. Mais c’est la même idée. L’eugénique négative veut éliminer les unfits, les handicapés, et on va utiliser la génétique pour déceler, dès l’utérus féminin, la menace à éliminer. C’est ce qui se passe avec le dépistage de la trisomie 21. Et quand les parents choisissent de garder l’enfant, ils sont culpabilisés, il leur est reproché de faire porter à la société le poids du handicap de leur enfant. Le dépistage ne se limite déjà plus à la trisomie 21, il est permis pour au moins trois autres maladies génétiques, parmi lesquelles les trisomies 13 et 18, et pourrait s’étendre à d’autres.

 

L’eugénisme positif veut, quant à lui, améliorer l’espèce humaine en passant d’une thérapie génique qui veut corriger les défauts génétiques à l’idée qu’il faut améliorer la race humaine. Amélioration des caractères et pourquoi pas de l’être humain lui-même. Il y a de la folie dans ces objectifs, la manifestation d’un hubris[5] de la science qui croit qu’en manipulant notre ADN on pourrait changer l’homme, oubliant l’épigénétique[6] qui est si importante et les marges d’ignorance énormes qui devraient imposer plus de mesure.

 

Dans ce contexte, comment situer le problème éthique ? A l’origine, l’eugénisme désigne celui qui n’a pas le droit de vivre. Il s’arroge le droit de qualifier l’autre. A certaines catégories de personnes, il accorde la dignité de vivre, uniquement évaluée sous le prisme de la qualité de vie, tandis que d’autres en sont privées. Or l’humanité d’une société se mesure à sa capacité à prendre soin des plus faibles, des personnes âgées, des handicapés.

 

L’eugénisme dur, militant, que la fin du nazisme devait enterrer, a fait place à un eugénisme mou, démocratique, servi par le transhumanisme qui se targue d’améliorer l’homme, d’éliminer certains défauts, de s’affranchir de la souffrance, qu’elle soit réelle ou supposée. Il ne peut conduire qu’à l’affaiblissement généralisé d’une humanité devenue incapable de faire face aux risques et aux changements, privée de surcroit de ce qui fait sa richesse: les indicibles valeurs d’empathie, d’altruisme, de bonté qui empêche l’homme de devenir un monstre.

 

 

[1] Pourquoi les femmes en France ont-elles plus systématiquement recours au dépistage de la T21 ? Analyse comparative.

[2] A partir de racines grecques : « Eu » : bien, et « genein » : engendré.

[3] Survivance des espèces animales ou végétales les mieux adaptées.

[4] Charles Richet : « L’individu n’est rien, l’espèce est tout ».

[5] Démesure.

[6] « Alors que la génétique correspond à l’étude des gènes, l’épigénétique s’intéresse à une “couche” d’informations complémentaires qui définit comment ces gènes vont être utilisés par une cellule… ou ne pas l’être. En d’autres termes, l’épigénétique correspond à l’étude des changements dans l’activité des gènes, n’impliquant pas de modification de la séquence d’ADN et pouvant être transmis lors des divisions cellulaires. Contrairement aux mutations qui affectent la séquence d’ADN, les modifications épigénétiques sont réversibles. Les modifications épigénétiques sont induites par l’environnement au sens large : la cellule reçoit en permanence toutes sortes de signaux l’informant sur son environnement, de manière à ce qu’elle se spécialise au cours du développement, ou ajuste son activité à la situation. Ces signaux, y compris ceux liés à nos comportements (alimentation, tabagisme, stress…), peuvent conduire à des modifications dans l’expression de nos gènes, sans affecter leur séquence ». Source INSERM : https://www.inserm.fr/information-en-sante/dossiers-information/epigenetique.

Jacques Suaudeau

Jacques Suaudeau

Expert

Monseigneur Jacques Suaudeau est docteur en médecine. Il a été chercheur en chirurgie expérimentale au National Institute of Health (USA) et directeur scientifique de l'Academie Pontificale pour la vie jusqu'en 2013. En 2013, aux éditions "Peuple Libre", il a publié le livre: "L'objection de conscience, ou le devoir de désobéir". Il est décédé le 28 juillet 2022.

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