Pour une fin de vie digne de l’humaine dignité

22 Juin, 2023

Alors qu’un projet de loi sur la fin de vie ouvrant la voie à « l’aide active à mourir » (AAM) est annoncé, Eric Fiat, professeur agrégé en philosophie, enseignant à l’université de Paris-Est/ Gustave Eiffel et responsable d’un master d’éthique médicale et hospitalière appliquée, nous livre ses réflexions. Avec son expertise, il nous explique pourquoi il s’oppose à la légalisation de l’euthanasie, et nous invite à nous mettre à l’écoute de la fragilité en entrant dans la chambre d’un mourant pour écouter les cœurs qui y battent.

« Parler est facile, et tracer des mots sur la page,
en règle générale, est risquer peu de choses :
tous les mots sont écrits de la même encre,
“fleur” et “peur” par exemple sont presque pareils,
et j’aurai beau répéter “sang” du haut en bas
de la page, elle n’en sera pas tachée,
ni moi blessé. […]

Parler alors semble mensonge, ou pire : lâche
insulte à la douleur, et gaspillage
du peu de temps et de forces qui nous reste.

 C’est autre chose, et pire, ce qui fait un être
se recroqueviller sur lui-même, reculer
tout au fond de la chambre, appeler à l’aide
n’importe qui, n’importe comment :
ne plus pouvoir parler en autre langue que de bête. »

Philippe Jaccottet, Chants d’en bas, Gallimard, 1977, p. 41

Si je commence par ces vers du poète Philippe Jaccottet, c’est parce qu’il est en effet facile de parler de la fin de la vie lorsqu’on en parle en son salon, sur un plateau de télévision, ou sur l’estrade de son Université. Se dire, par exemple, pour ou contre « l’aide active à mourir » est risquer peu de choses. Beaucoup plus lorsqu’on le fait dans la chambre du mourant. Je veux dire par là que toute position qui ne part pas de ce qui se passe réellement dans cette chambre est à tout moment menacée d’être chose légère, idéologique, voire dogmatique.

Il m’a toujours semblé que les poètes en parlaient infiniment mieux que les philosophes. La lecture de Jaccottet n’en saurait faire douter. Mais celle de La Fontaine tout autant. Il a consacré trois fables à la mort, dont les conclusions sont radicalement différentes. Si la morale de « La Mort et le Mourant » pourrait être aisément reprise par les militants de l’ADMD : « Je voudrais qu’à cet âge / On sortît de la vie ainsi que d’un banquet, / Remerciant son hôte, et qu’on fît son paquet », il n’est pas douteux que tant « La Mort et le Bûcheron » que « La Mort et le Malheureux » les agaceraient fort :

« Un Malheureux appelait tous les jours
La mort à son secours ;
Ô Mort, lui disait-il, que tu me sembles belle !
Viens vite, viens finir ma fortune cruelle.
La mort crut en venant, l’obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que vois-je ! cria-t-il, ôtez-moi cet objet;
Qu’il est hideux ! que sa rencontre
Me cause d’horreur et d’effroi !
N’approche pas, ô Mort ; ô Mort, retire-toi.»

Trois cœurs ambivalents

Ce que La Fontaine rend parfaitement, ce sont les ambivalences, voire les clivages dont le cœur des mourants est très coutumièrement l’hôte. Non seulement ma propre expérience, mais surtout les témoignages sans exception de mes étudiants-soignants le disent : dans la chambre du mourant se trouvent trois cœurs ambivalents, voire clivés, celui du mourant, celui de son proche, celui du soignant.

Un instant le mourant éprouve tant le sentiment que ce qu’il vit est devenu impossible, insupportable qu’il appelle la mort, pour l’instant d’après la repousser parce que « la vie ne vaut rien mais rien ne vaut la vie ». Son ambivalence se fait clivage quand ce n’est pas successivement, mais simultanément, qu’il désire et vivre et mourir.

Même ambivalence, voire clivage, au cœur de son proche. Cette femme accompagne son mari, malade de la maladie d’Alzheimer depuis des années, et n’en peut plus. Il ne la reconnaît plus, l’agresse, mange ses propres excréments… Comment ne désirerait-elle pas sa mort comme une délivrance ? Mais l’instant d’après elle la repousse, ayant envie de dire, comme Edith Piaf dans la chanson que l’on sait : « Laissez-le moi, encore un peu, mon amoureux… » ?

Le cœur du soignant est lui aussi ambivalent, voire clivé. Certes, son métier n’est pas de donner la mort, mais entrer dans une chambre où « tous les parfums d’Orient » ne parviennent pas à vaincre l’horrible odeur qu’y répand un cancer du larynx n’est pas chose facile. Et parfois se fomente plus ou moins secrètement le désir que cela cesse…

Se mettre à l’écoute de ces trois cœurs battants

Qu’attendre de mieux d’une civilisation digne de ce nom, sinon qu’elle se mette à l’écoute de ces trois cœurs battants ? Que, tout en restant attachée au meilleur du legs de Kant pour qui nul ne saurait perdre sa dignité parce que tout humain est porteur d’une dignité absolue, intrinsèque et inaliénable, cette civilisation n’oublie pas que certains peuvent perdre le « sentiment » de leur dignité ?

Il me semble qu’il est un nom pour cette écoute, pour cette attention à la fois à la dignité (qui jamais ne se perd), et au « sentiment » de dignité (qui lui le peut) : la pratique que l’on dit « palliative ». Informée par le génie psychanalytique, qui dit la proximité de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, cette pratique veille mieux que tout autre aux oscillations des cœurs meurtris, à leurs oscillations entre moments d’envie de mourir et moments d’envie de vivre, en somme au caractère non figé de leur désir. Cette pratique sait que qui demande la mort, ne la désire pas forcément ! Car la demande est un désir qui se cherche. Car le besoin, de ne plus avoir mal, veut être satisfait. Le désir pas vraiment. Tous les philosophes savent cela.

Cette pratique « tâtonnante », selon la belle expression de la psychanalyste Hélène Viennet, fut « encadrée » en 2016 par une loi dite « Claeys-Léonetti », qui tout en légalisant la possibilité d’une « sédation profonde et continue jusqu’au décès », sut maintenir l’interdit de tuer. Cette loi me paraît la moins mauvaise des lois. Il n’existe nulle loi parfaite, ajustée à toutes les situations, et l’on sait, selon l’heureuse formule de Dominique Folscheid, que le tragique, le drame de l’indécidabilité, n’est soluble ni dans le juridique, ni dans l’éthique. Elle part de ce fait incontestable qu’il est rarissime que même le corps rompu, au bord de l’infini, le malade dont la douleur est traitée et la souffrance considérée, continue de demander la mort.

Attentifs aux « impossibles qui perdurent »

Tant qu’il y a de la vie il y a du possible, alors que la mort est comme on sait l’impossibilité de toute possibilité. Je veux dire par là que, même dans les derniers jours, tant que le dormeur du val n’est pas mort, tant qu’il « dort, pâle dans son lit vert où la lumière pleut », tant qu’il « sourit comme sourirait un enfant malade », en somme tant qu’il n’est pas mort, « les parfums peuvent faire frissonner sa narine ». Tant qu’un humain se repose plutôt qu’il ne repose, tant qu’il se meurt plutôt qu’il n’est mort, il y a place pour cette vie sensible où les couleurs font frissonner les pupilles, les sons les tympans, pour cette vie rêveuse où la psyché se débat avec ses souvenirs.

Mais ce serait se tromper sur la pratique palliative que de la croire attentive seulement à ces possibles qui demeurent : elle serait inhumaine si elle ne l’était également aux impossibles qui perdurent. Je reviens aux moments où le mourant n’en peut plus, éprouve comme insupportable ce qu’il vit, souffre atrocement que les mains du bourreau soient si terriblement lentes.

Que faire alors ? Notre loi proposera la sédation, qui abrègera la souffrance sans que soit donnée la mort. Le serment d’Hippocrate (« Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion ») n’en sera pas violé, l’interdit non seulement biblique, mais aussi kantien (« tu ne tueras point ») n’en sera pas transgressé. Une donnée anthropologique de base, être humain c’est se savoir mortel sans savoir le jour ni l’heure, n’en sera pas modifiée, parce que donner un produit « et » que la mort survienne est tout autre chose qu’en donner un « pour » que la mort vienne.

Que la loi de 2016 ne soit pas assez connue, et que son application soit en bien des lieux impossible en raison de l’état catastrophique dans lequel se trouve le monde hospitalier, ne saurait en rien justifier qu’on la remplace par une autre qui va faire tomber l’interdit fondamental de donner la mort.

« Le franchissement des barrages n’est pas une dérive, mais la poursuite d’une logique »

Les rédacteurs de l’avis 139 du Comité Consultatif National d’Ethique sur les « conditions éthiques relatives aux situations de la fin de vie », qui ont légitimé l’assistance au suicide mais pas l’euthanasie, ont cru faire que l’exception reste exceptionnelle en y fixant de strictes conditions (cf. Avis du CCNE : en marche vers l’ “aide active à mourir” ?). Lesquelles conditions n’ont pas toutes été respectées par les membres de la Convention citoyenne sur la fin de vie, qui elle légitime l’euthanasie « sous de strictes conditions » (cf. Fin de vie : La Convention citoyenne rend sa copie). Mais qui ne voit que lesdites conditions ne sont en rien un rempart suffisant à ce qu’elles voudraient empêcher ?

C’est ainsi qu’au Québec celle d’être en fin de vie pour avoir droit à l’AAM fut en deux ans levée. Des tétraplégiques, arguant qu’ils souffraient autant que des mourants bien que n’étant pas en fin de vie, ont obtenu cette levée, sans laquelle il y aurait eu « rupture d’égalité ». C’est ainsi que la « clause de conscience » accordée aux soignants qui refuseraient de donner la mort est déjà menacée dans d’autres pays. Si trop la font jouer les malades risquent d’être privés de leur droit, et si l’AAM est un soin ne pas la donner serait un refus de soin. C’est ainsi qu’en Belgique la condition d’être majeur et de ne pas souffrir mentalement, elle aussi n’a guère résisté. Et comment expliquer la faible résistance des clauses et conditions, sinon par une certaine sacralisation de la volonté, ou de la liberté, ou du désir individuel, toutes choses allégrement confondues. Sacralisation qui les emporte tour à tour comme le ruisseau en crue les barrages enfantins ? Car le franchissement des barrages n’est pas une dérive, mais la poursuite d’une logique.

Il faut le dire simplement : dans tous les pays ayant légalisé l’euthanasie leur nombre n’a cessé d’augmenter, et la pratique palliative cessé de régresser. Que devient alors cette attention tâtonnante, cette écoute bouleversante des ambivalences des trois cœurs que je décrivais plus haut ? La pratique de l’AAM n’est pas un prolongement de la pratique palliative. Leur inspiration est l’opposée l’une de l’autre (cf. Fin de vie : « ne dévoyons pas les soins palliatifs »). La palliative tente la réviviscence des possibles et l’atténuation des impossibles. Et quand ceux-ci saturent l’espace de la chambre, accepte que par la sédation la mort vienne sans cependant qu’elle soit donnée. L’euthanasique prend au mot la demande de mort et la donne comme un bien.

Que deviendra la conscience, que deviendra l’inconscient des soignants ?

Il me semble que deux violences sont faites à qui demande l’AAM. Celle du médecin qui répondrait : « Jamais ! – et d’ailleurs la loi me l’interdit », laissant alors le malade seul avec sa souffrance. Celle du médecin qui répondrait : « D’accord, maintenant si vous voulez », faisant fi des oscillations du cœur du malade, que La Fontaine disait. Il reste donc une troisième voie, qui est celle de l’écoute. Et puisque ceux et celles qui écoutent sont unanimes : les demandes de l’AAM des malades écoutés vraiment sont rarissimes, pourquoi changer la loi pour de si rares cas ?

Et puis, qui ne voit que le droit-créance (le droit à l’AAM) crée symétriquement un devoir, celui de la donner ? Que deviendra la conscience, que deviendra l’inconscient de ceux, de celles qui souvent la donneront ? Il paraît que la première fois est difficile, et puis que l’on s’habitue. Au Québec se sont créés des « GIS » (Groupes interdisciplinaires de soutien), dont le but est d’aider les soignants ayant mauvaise conscience de tuer, à la dépasser. En trois séances sont pointées les raisons des réticences, ensuite levées pour que conscience cesse d’être mauvaise. Mais diable, quelle méconnaissance de ce qu’est une conscience morale que de croire qu’on peut la changer en si peu de temps ? Il faut relire Jankélévitch (La mauvaise conscience, 1966), Hugo (pour échapper à l’œil qu’est sa conscience Caïn va habiter une maison dont les murs avaient « l’épaisseur des montagnes », mais puisque l’œil est toujours là décide d’aller vivre sous terre. Ce qui ne le sauve puisque : « Quand il descendit seul sous cette voûte sombre / Quand il se fut assis seul sous cette voûte sombre / Et qu’on eût sur son front fermé le souterrain / L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. »). Et bien sûr il faut relire Freud pour savoir que ni une conscience, ni un inconscient ne peuvent se changer en trois séances.

L’approche de la mort n’empêche pas toute clarté

Ainsi je suis contre la légalisation de l’euthanasie. Et voudrais que fût respecté le travail délicat, tâtonnant, vigilant des soignants qui au fil de leurs nuits blanches et de leurs jours noirs tentent de veiller sur le sentiment de dignité des mourants. Ce travail qui le décrit mieux que Philippe Jaccottet rendant bouleversant hommage à celles (plus souvent qu’à ceux) qui « changent le linge et l’eau, ont la main qui veille et le cœur endurant ? »

« Vient un moment où l’aîné se couche
Presque sans force. On voit
De jour en jour son pas moins assuré.
Lorsque le maître lui-même est emmené si loin,
Je cherche ce qui peut le suivre :
Ni l’oiseau aventureux,
Ni la plus belle des pensées,
Ni la plus pure des images ;
Plutôt le linge et l’eau changés,
 La main qui veille et le cœur endurant. »

Philippe Jaccottet, A la lumière d’hiver, Gallimard, 1977, p. 15.

« Plutôt le linge et l’eau changés, La main qui veille et le cœur endurant », comme dit Philippe Jaccottet dans A la lumière d’hiver, où l’on peut supposer qu’il parle de la fin de la vie de son père : « Lorsque le maître est emmené si loin ». Et comme est beau ce titre : « A la lumière d’hiver » , où est murmuré que l’approche de la mort n’empêche pas toute clarté !

La fragilité n’est pas chose moins humaine que la force

Pourtant, certaine sanctification contemporaine de la liberté individuelle voudrait que, plutôt que de veiller, de changer encore ce matin le linge et l’eau, la main vraiment bienvenue serait celle qui donnerait la mort.

Et puis, à écouter certains militants qui veulent « mourir debout », on peut avoir l’impression que demander la mort serait non seulement un droit,  mais même la preuve d’une âme noble. Celle qu’on prêta aux sages Stoïciens, ceux qui préféraient la « vie bonne » à la vie nue, ceux dont le suicide fut longtemps héroïsé comme acte suprême d’une liberté qui leur permettait, précisément, de « mourir debout », contrairement aux trop faibles, ceux qui trop attachés à cette vie nue, l’auraient fait couchés.

Faudrait-il, pour bien finir sa vie, choisir de mourir comme ces sages de l’Antiquité, ces athlètes de la vertu ressemblant aux héros romains ou spartiates peints par Tite-Live dans le De viris : « il ne sentent ni la fatigue ni le froid ni le feu ; ils ont durci leur corps et leur âme et n’ont peur de la mort puisqu’ils la choisissent ». Et Socrate dans le Phédon de mourir, je cite « sans trembler ni changer de couleur ni de visage », buvant la ciguë aussi naturellement que le vin du Banquet. Ce serait cela, être « homme » ?

N’en déplaise aux anciens, il nous semble que la fragilité n’est pas chose moins humaine que la force. Et que veiller à ce que les plus fragiles ne soient pas frappés d’indignité est un devoir, et même un bon devoir.

 

Cet article d’Eric Fiat est en partie tiré d’un texte qu’il a publié dans Philosophie magazine.

 

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