En 2002, la Belgique adopte le principe de la dépénalisation de l’euthanasie dans certaines situations. Une loi dont les prérogatives vont être élargies au fur et à mesure des années. Aujourd’hui, la Belgique vient d’adopter un nouvel élargissement des conditions de la loi. Gènéthique a interrogé Léopold Vanbellingen, juriste et chargé de recherche à l’Institut Européen de Bioéthique pour faire le point.
Gènéthique : Quelles modifications sont en jeu dans la loi qui a été votée ?
Léopold Vanbellingen : La loi apporte deux modifications essentielles. La première oblige les citoyens qui remplissent une directive anticipée d’euthanasie (dans l’hypothèse où le patient serait totalement inconscient) à prévoir une durée de validité illimitée pour cette déclaration. Auparavant, chacun avait la possibilité de prévoir une validité limitée dans le temps, et de recevoir un courrier de l’administration invitant à renouveler son choix. La seconde mesure restreint la possibilité de l’objection de conscience des médecins et la liberté des institutions de soins face à la pratique de l’euthanasie.
G : Dans quel contexte intervient le vote de cette loi ?
LV : La proposition de loi avait déjà été déposée lors de la précédente législature et a été à nouveau déposée après les élections de 2019, alors que la Belgique est en vacance de gouvernement. Cette absence de gouvernement de plein exercice permet à certains partis de ne pas être contraints par des accords de gouvernement sur les questions éthiques. Ces partis concluent des alliances entre eux, selon leurs intérêts, en fonction des sujets qu’ils veulent mettre en avant – en particulier l’avortement et l’euthanasie.
G : Une polémique est née autour des Institutions qui refusent de pratiquer l’euthanasie. De quoi s’agit-il ?
LV : Il semble que la loi suive un agenda politique précis qui veut affaiblir la clause de conscience pour faire de l’euthanasie un véritable droit opposable à tout soignant. Or, de nombreuses personnes travaillant dans des maisons de retraite ont encore des scrupules à pratiquer l’euthanasie, car cela va à l’encontre de l’approche thérapeutique qu’elles privilégient concernant l’accompagnement des personnes en fin de vie.
G : Que dit la loi aujourd’hui ?
LV : Dès la dépénalisation de l’euthanasie en 2002, la loi dispose que personne ne peut être obligé à pratiquer l’euthanasie, que l’on soit médecin, infirmier, bénévole d’une maison de retraite, ou membre de la famille… Ce principe central vise à tenir compte de l’autonomie du patient, sans que cette pratique ne devienne pour autant un droit opposable à quiconque. Lors des débats en 2002, l’ensemble des députés étaient clairs sur le fait qu’aucune institution ne devait être obligée de pratiquer l’euthanasie dans ses murs ; sa liberté dans ce domaine était respectée.
Dans sa présentation, le Ministère fédéral de la santé précise bien que l’euthanasie n’est « pas un droit : introduire une demande d’euthanasie ne garantit pas que celle-ci soit pratiquée. Même si toutes les conditions légales sont réunies, le médecin est libre d’accepter ou de refuser de pratiquer une euthanasie. S’il refuse, il est tenu d’en informer en temps utile le patient ou la personne de confiance éventuelle en précisant les raisons de son choix. Le patient peut alors se tourner vers un autre médecin ».
Avec cette nouvelle loi, le médecin qui refuse de pratiquer l’euthanasie – pour un motif médical ou sur base de sa conscience – est désormais forcé de « transmettre au patient les coordonnées d’un centre ou d’une association spécialisé en matière de droit à l’euthanasie ». Les députés citent en l’occurrence l’ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité) et L.E.I.F. (LevensEinde InformatieForum), deux associations qui militent pour le droit à l’euthanasie des personnes démentes ou fatiguées de vivre. Une telle obligation de renvoi risque donc en pratique de porter véritablement atteinte à la liberté de conscience du médecin.
G : Peut-on désormais obliger une institution à proposer l’euthanasie ?
LV : Selon la nouvelle loi, « aucune clause écrite ou non écrite ne peut empêcher un médecin de pratiquer une euthanasie dans les conditions légales ». Une telle mesure vise donc à contraindre les institutions de soins à accepter la pratique de l’euthanasie, et conduit en pratique à interdire les hôpitaux et maisons de repos qui privilégient d’autres approches que la mort par euthanasie, par exemple à travers un accompagnement continu des personnes jusqu’à leur décès, par le biais des soins palliatifs. Avec cette extension de la loi, on risque de voir se multiplier les interventions de médecins extérieurs à la maison de retraite, venus spécialement pour pratiquer l’euthanasie sur un résident. Et si le médecin est appelé de l’extérieur de l’établissement, qui va mettre la perfusion sinon un membre du personnel de la maison de retraite ? Qui va accompagner les autres résidents chamboulés et les familles ? Les soignants sont de moins en moins en mesure de faire valoir leur refus de collaborer à la pratique de l’euthanasie.
G : Une institution peut-elle faire valoir l’objection de conscience ?
LV : La liberté de conscience des soignants est éminemment liée à celle des institutions dans lesquelles ils travaillent. Ces institutions permettent à des communautés de praticiens de se rassembler autour d’un projet thérapeutique commun. La nouvelle mesure porte donc atteinte à la liberté des membres des institutions de soins, tant du point de vue de leur liberté d’association que de la liberté de conscience des soignants, qui est exercée collectivement. Ce texte contrevient aussi au principe de pluralisme autour duquel sont organisés les soins de santé en Belgique.
La liberté individuelle est menacée si les soignants qui refusent de pratiquer une euthanasie sont contraints par la nouvelle loi à aiguiller le patient vers un autre praticien susceptible de poser l’acte, ce qui est en fait une participation à l’acte que ces mêmes médecins se refusent à pratiquer.
Par ailleurs, avec le vote de ce texte, on arrive à un droit explicite à l’euthanasie qui est un virage complet par rapport à ce qui se pratiquait jusqu’à maintenant. Même si les conditions de maladie incurable et de souffrance inapaisable restent inchangées, cette nouvelle logique aura des conséquences très pratiques auprès de patients qui vont demander l’euthanasie et qui exigeront des médecins qu’ils accèdent d’une manière ou d’une autre à leur demande.
Pour répondre plus précisément à votre question, l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme protège non seulement la liberté de pensée et de religion des personnes, mais aussi celle des communautés. L’objection de conscience ne peut être invoquée que par une personne physique, et non par une institution. Dans les faits, c’est à travers l’exercice collectif de leur liberté de conscience individuelle que ces personnes se rassemblent autour d’un projet de maison de retraite au sein de laquelle l’euthanasie n’a pas sa place.
G : Quelles sont les réactions des soignants à cette évolution de la loi ?
LV : Les praticiens ne souhaitent pas parler de l’institution pour laquelle ils travaillent, par peur que cette maison de retraite ne subisse ensuite un contrôle. Les oppositions sont réelles mais elles se font peu entendre.
Les députés ne voient pas ces problèmes, il leur manque une perception globale de la réalité du terrain, qui prenne en compte le vécu des patients, soignants, et bénévoles des maisons de retraite. L’unique et dernier moyen pour les personnes âgées de pouvoir vivre en communauté dans un lieu sans euthanasie concerne l’habitat groupé, qui est difficile à mettre en œuvre et ne concerne que de petites unités.
G : Des journaux expliquent que le récent procès relatif à l’euthanasie de Tine Nys a réactivé les oppositions. Que pouvez-vous dire du contexte belge actuel autour de l’euthanasie ?
VL : Déjà avant le procès, de nombreux Belges pensaient qu’il existait un droit individuel à obtenir l’euthanasie, alors que la loi ne fait qu’en dépénaliser la pratique. De plus en plus souvent, dans l’opinion commune, l’idée selon laquelle l’euthanasie est une façon de mourir comme une autre avance.
Du côté politique on se rend compte que la population voit dans l’euthanasie la garantie d’une mort sans souffrance. Une telle attitude est en fait très idéologique parce que, dans la réalité, l’écrasante majorité des douleurs vécues par les personnes en fin de vie sont apaisables. Pour les quelques cas exceptionnels, la sédation palliative offre une vraie solution, lorsqu’elle est bien pratiquée. Mais on assiste à une banalisation et à une normalisation de la mort par euthanasie qu’on voit comme celle d’une fin rapide et sans souffrance. C’est en réalité une fausse alternative qui cache une volonté de contrôle de sa propre personne sans tenir compte des autres personnes impliquées dans le processus. Chaque demande d’euthanasie s’accompagne nécessairement d’une demande d’aide extérieure. En fait, on n’évalue pas l’impact de ces décisions sur les autres : la famille, les soignants,… Certaines infirmières ne savent pas si elles vont pouvoir continuer à travailler dès le moment où elles seront amenées, d’une manière ou d’une autre, à devoir collaborer à des euthanasies. On sent beaucoup d’inquiétude chez les soignants.
G : Quel peut-être l’avenir d’une telle loi ?
LV : Tenant compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et des avertissements formulés par le Conseil d’Etat, une telle loi pourrait être rapidement annulée par la Cour constitutionnelle pour violation de la liberté de conscience et de la liberté d’association des soignants. C’est ce qu’on peut raisonnablement espérer.