“Choix individuels ou stratégies médicales ?“
Sous la direction d’Elise de La Rochebrochard, ce numéro des Cahiers de l’INED1 propose une analyse sur “l’explosion de la consommation médicale” dans le domaine de la “reproduction” (contraception, avortement, dépistage prénatal, “traitements” contre l’infécondité, sexualité) et s’interroge sur le partage des rôles entre médecin et patient. “Quand les actes de la vie intime sont aux mains de la médecine, quelle est la place laissée au patient ? Reste-t-il maître de ses choix en matière de vie reproductive et sexuelle ?“
Santé / bonheur
Les auteurs commencent par délimiter les contours de cette médicalisation galopante. Sur le plan statistique, l’accroissement de l’offre médicale est net : on comptait 1 médecin pour 1 000 habitants en 1960, contre 1 médecin pour 332 habitants en 2000. La conquête du médical se fait aussi sur le plan sociologique et linguistique. Ainsi, le terme de “médicalisation” qui exprimait autrefois ce rapport chiffré, signifie davantage aujourd’hui “un processus conduisant à redéfinir et à traiter des problèmes non médicaux comme des problèmes médicaux, généralement en terme de troubles ou de maladie” (Conrad, 1992). D’où son important essor au cours du XIXe siècle et l’accélération de cette extension ces 40 dernières années, dans tous les domaines de l’existence. On observe dans le même temps une évolution de la définition du terme de “santé“.
Autrefois définie par l’absence de maladie ou d’infirmité, la santé est désormais caractérisée, selon l’Organisation Mondiale de la Santé “par un état de complet bien-être physique, mental et social” (préambule à la constitution de l’OMS, adopté en juin 1946 et entré en vigueur en avril 1948). De là à identifier le bonheur à la santé, il n’y a qu’un pas que 30% des français ont franchi, selon un sondage Ifop de 1987.
Médicalisation de la grossesse
Le domaine où la médicalisation a gagné le plus de terrain est sans aucun doute celui de la “reproduction”. Du suivi médical de l’accouchement pour diminuer la mortalité maternelle et infantile, c’est toute la grossesse qui est aujourd’hui médicalisée. Les femmes effectuent en moyenne 8,9 visites médicales prénatales et 4,5 échographies. Et, du bon suivi de la grossesse on est passé au “contrôle qualité” du fœtus (selon une expression empruntée par les auteurs à Roegiers) par le recours au dépistage et diagnostic prénatal, notamment de la trisomie 21. Ce dépistage pose des problèmes spécifiques en terme de liberté laissé au couple. Les auteurs citent Wertz et Fletcher qui, dans une publication de 1993, laissent peu de doute sur la liberté des mères : “il est extrêmement difficile, si ce n’est impossible pour les femmes, de faire le choix de refuser les technologies homologuées par la profession obstétricale. Une fois que les tests sont disponibles, les rejeter revient à refuser la foi moderne dans la science et également à rejeter la pensée moderne selon laquelle les femmes devraient faire tout ce qui est possible pour la santé de leur futur enfant“.
Dans la seconde partie de l’ouvrage : “L’individu et son médecin : qui décide ?“, les auteurs développeront cette idée en montrant notamment que l’information faite aux femmes en matière de dépistage et de diagnostic prénatal est insuffisante. “Sur le plan législatif, la proposition du dépistage de la trisomie 21 par dosage des marqueurs sériques maternels ou du diagnostic prénatal est soumise à une obligation d’information de la femme enceinte, dont les termes sont de façon tout à fait unique, définis par décret.” Mais l’information sur les conséquences reste soit inconnue, soit très incomplète. Ainsi apprend-on que, selon une étude datée de 2004 et faite en région parisienne, 37,1% des femmes qui ont eu recours au dépistage sérique de la trisomie 21, n’avaient pas pensé que cela pouvait éventuellement les conduire à être confrontées à la décision d’interrompre ou non leur grossesse. Ce chiffre s’élève à 49,8% pour le dépistage échographique. Or, les femmes doivent ensuite prendre cette décision complexe rapidement.
Médicalisation de l’infertilité
Les auteurs évoquent ensuite l’exigence croissante de planification des naissances par les couples et donc le développement du recours à l’assistance médicale à la procréation (AMP). Selon une étude présentée dans ces pages, près de la moitié des couples qui n’ont pas d’enfant consultent dès la première année d’infécondité, après l’arrêt de contraception. 1,4% des naissances en France procèdent de fécondations in vitro (FIV) (de La Rochebrochard, 2003). Cette médicalisation de l’infertilité entraîne peu à peu le couple dans une spirale d’actes dont il ne semble pas avoir la maîtrise et qui peuvent l’affecter lourdement. La troisième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée à ces expériences douloureuses.
Expériences et souffrances
“Recueil de sperme infertile en laboratoire : pratique médicale ou sexuelle ?” La confusion des significations érotiques et médicales du recueil de sperme en laboratoire fait l’objet de cet article. Après une enquête auprès d’hommes qui y ont été confrontés et qui évoquent leur gêne et leur honte, les auteurs s’interrogent sur la banalisation de la masturbation dans l’univers médico-scientifique et sur l’absence d’autres méthodes de prélèvements, moins “vétérinaires“. Ils supposent que, condamnée par les religions traditionnelles, cette pratique n’est devenue possible dans un laboratoire que “grâce” à l’effacement relatif du couple du centre du dispositif. L’instrumentalisation de l’usager a désacralisé l’activité sexuelle. Pourtant l’homme en reste déstabilisé avec “le sentiment d’une intimité dépouillée et exposée“. D’un côté, l’érotique fait intrusion dans l’univers hospitalier et, de l’autre, le bio-médical fait intrusion dans l’intimité sexuelle.
FIV : parcours du combattant
Cette réflexion sur l’intrusion du médical dans l’intimité du couple se poursuit dans ce chapitre. Sans omettre l’inconfort douloureux de certains traitements, les auteurs évoquent ici la difficulté pour les couples de supporter des actes médicaux invasifs, notamment l’équipe médicale qui enquête sur l’intimité du couple et semble régir ses relations. “Ce qui est difficile c’est quel doit être le rôle de la médecine, sachant que c’est avant tout un équilibre dans le couple, comment s’immiscer dans ce sur quoi va échanger un couple, c’est délicat mais finalement c’est le problème de fond (…) est-ce que la médecine peut intervenir là, je ne sais pas“, confie un homme engagé dans une démarche de FIV. Une femme évoque aussi le sort de ses embryons : “on ne se rend pas compte de l’instinct maternel que les femmes peuvent avoir sur les embryons qu’elles laissent, et c’est vrai que j’ai eu l’impression de les avoir abandonnés“. La responsabilité des médecins qui trient les embryons à replacer dans l’utérus maternel, se substituant à la sélection naturelle, est aussi soulignée. La journaliste Brigitte Fanny Cohen témoigne de sa propre expérience dans son livre “Un bébé mais pas à tout prix” : “je ne supporte plus l’idée de faire un bébé avec du sperme. Car depuis longtemps je n’ai plus le sentiment de faire un bébé avec mon mari. L’homme dans la FIV est réduit à l’état de sperme. Il donne ses spermatozoïdes. Un point, c’est tout. (…) A tel point que j’ai parfois l’impression étrange et désagréable de fabriquer un bébé avec le médecin plutôt qu’avec mon compagnon. La femme, le sperme du mari et le gynécologue : voilà la nouvelle Sainte Trinité“.
“Le rose et le noir“
La médicalisation a transformé l’homme en acteur de santé : “l’homo medicus” est né. Cette transformation est un transfert de connaissance du médecin au patient, mais surtout et paradoxalement, une prise de pouvoir du médecin sur le patient, jusqu’aux replis les plus intimes de son existence, jusque dans la procréation. Entre une vision rose des médecins “héros désintéressés” et une vision noire d’une médecine déshumanisée qui s’est transformée en un moyen de contrôle social des individus, quelle est la place légitime du médical ? Le développement de la médicalisation a permis de transformer le patient passif en acteur de santé, et pourtant son explosion tend à déposséder le patient de lui-même et n’est possible que parce que le patient gomme sa personnalité devant les exigences de l’équipe médicale, l’exemple significatif de l’ouvrage étant la FIV.
Il faut remarquer et apprécier une certaine liberté de ton sur des sujets qui sont habituellement traités de façon unilatérale. Il est rare en effet de lire de telles réserves sur des pratiques médicales généralisées. Sans doute le choix des auteurs d’explorer “l’envers du décor” était-il le bon. On aimerait retrouver cette liberté d’analyse et d’expression sur la réalité de l’avortement. Un chapitre entier est ainsi consacré à la souffrance des femmes après une grossesse extra-utérine, et un autre à l’indice de satisfaction de la femme selon le choix de la méthode d’IVG. On aurait aimé une étude sur le choix (mythe ou réalité ?) de la femme en matière d’IVG et d’IMG, et pourquoi pas sur la souffrance des femmes qui y sont confrontées ?