Le projet de loi de bioéthique, en cours d’examen au Parlement, introduit dans le code de la santé publique des dispositions relatives aux « Enfants présentant une variation du développement génital ». En novembre dernier, le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) a publié un avis concernant les « Questions éthiques soulevées par la situation des personnes ayant des variations du développement sexuel ». Cet avis vient en réponse à une saisine du Ministère des solidarités et de la santé. Aude Mirkovic, Maître de conférences en droit privé et porte-parole de l’association Juristes pour l’enfance, ainsi que Jacques Suaudeau, docteur en médecine et ancien chercheur au National Institute of Health (USA) en proposent un décryptage pour Gènéthique[1]. Regards croisés.
Gènéthique : Quel est l’objet de cet avis 132 publié par le CCNE ?
Aude Mirkovic : L’avis du CCNE porte sur la réponse médicale à apporter aux enfants pour lesquels il est délicat de déterminer, à la naissance, s’ils sont des filles ou des garçons, en raison de l’ambiguïté de leurs organes sexuels. Ceci recouvre des situations très variées, plus ou moins compliquées mais qui relèvent de la morphologie, du physique des personnes. C’est un constat objectif : les organes génitaux sont ambigus. Le CCNE ne retient pas le terme d’intersexe, avec raison, car l’intersexualité vise la situation de personnes qui ne se reconnaissent pas dans l’alternative homme/femme mais ne sont pas nécessairement concernées par des ambiguïtés physiques. Pour autant, l’intitulé de l’avis est quand même ambigu, car il porte sur la réponse thérapeutique à apporter à des situations pathologiques. Par conséquent, le terme de « variations » du développement sexuel ne convient pas : la variété caractérise l’espèce humaine, et n’appelle pas de réponse thérapeutique. Seule une anomalie, une pathologie, exige une réponse thérapeutique. Sous prétexte de ne pas stigmatiser les personnes concernées, on nie la dimension pathologique de leur état. C’est comme si on parlait de variations génétiques au lieu d’anomalies génétiques : les variations génétiques font la diversité humaine, en revanche les anomalies génétiques appellent une prise en charge et une réponse thérapeutique. Le terme adéquat, qui est celui couramment utilisé par le corps médical, est celui d’anomalie du développement génital (ADG) : il s’agit de personnes qui présentent des organes génitaux atypiques ce qui, dans certains cas, rend délicat voire impossible de déterminer le sexe auquel elles appartiennent.
Jacques Suaudeau : Le problème en ce qui concerne les « personnes intersexes » vient d’abord de l’hétérogénéité de ce groupe. Plus d’une vingtaine de types de ces variations d’intersexualité ont été décrits. L’avis n° 132 indique très justement que « la majorité des cas de variations du développement sexuel ne pose pas de problème d’assignation à un sexe ». Les médecins ont une acceptation restrictive de la notion d’intersexe, n’appliquant ce qualificatif qu’aux personnes auxquelles il ne peut être assigné de sexe à la naissance, compte tenu de la présence d’organes génitaux féminins et masculins (hermaphrodisme). Il s’agit de cas en fait très rares : 2 cas pour 100 000 naissances. Par contre, ainsi que l’indique clairement l’avis du CCNE, les associations des personnes intersexuées ont, quant à elle, une interprétation beaucoup plus large de la notion d’intersexe. Selon elles, 1,7 à 2% des naissances seraient des naissances « intersexes », ce qui veut dire que la majorité de ces cas ne poserait aucun problème d’assignation à un sexe. Ces associations entendent de ce fait « dépathologiser » les variations du développement sexuel.
G : Vous parlez d’un groupe hétérogène. Quelles peuvent être les variations dans ce domaine ?
JS : Comme je vous le disais, plus d’une vingtaine de types de ces variations d’intersexualité ont été décrits. L’Avis 132 du CCNE en propose une classification simplifiée[2], parmi lesquelles les dysgénésies gonadiques (1/20.000 naissances) (le plus souvent sujets XY), le mosaïcisme 45X/46 XY avec anomalies des organes génitaux externes ou encore ’hypospadias, très fréquent (1/150 naissances) qui n’entre dans ce cadre que lorsqu’il est sévère et associé à d’autres anomalies génétiques, chromosomiques ou endocriniennes. Là, on passe à 7 cas pour 10.000 naissances.
G : Quelle nécessité médicale, humaine, sociétale pousse le CCNE à délivrer un avis sur cette question ? En quoi est-ce une priorité éthique comme semble le suggérer le document ?
AM : La venue au monde d’un enfant pour lequel il est malaisé de déterminer s’il est garçon ou fille est un cas pathologique qui semble concerner en premier lieu les médecins et le patient, ici l’enfant représenté par ses parents. Pourtant, depuis quelques années, ces bébés se trouvent malgré eux au centre d’une revendication, celle des personnes qui se disent intersexes et qui militent pour que soit reconnue cette identité, en plus de l’identité homme ou femme. Concrètement, ils militent pour que les médecins n’interviennent plus sur ces enfants pour les laisser dans l’intersexuation, ni fille ni garçon, le temps qu’ils puissent dire à quel sexe ils s’identifient, ou s’ils souhaitent ne s’identifier à aucun sexe.
JS : Le discours des associations – qui rejettent du reste le pouvoir et la responsabilité parentales dans les décisions médicales concernant l’enfant – est nettement influencé par l’idéologie du « genre »[3].
G : En quels termes se pose le problème de ces personnes ? Qu’est-ce qu’il faut changer dans la pratique d’aujourd’hui ?
AM : Ces revendications pour refuser les interventions médicales sur les enfants, récusées comme des mutilations, sont portées par des personnes qui, elles-mêmes concernées par ces anomalies, ont subi pendant leur enfance une prise en charge défectueuse voire tragique dans certains cas, qui les a fait beaucoup souffrir et a laissé de graves séquelles et souffrances dans leur vie d’aujourd’hui. Certaines de ces personnes ont subi des opérations à répétition sans que leurs parents, ou eux-mêmes une fois atteint l’âge de comprendre, n’aient été bien informés. Tout ceci est regrettable, mais les erreurs médicales et le paternalisme médical d’autrefois ne sont pas spécifiques à ce domaine et ne remettent pas en cause la nécessité de soigner les enfants qui en ont besoin. D’ailleurs, la médecine a progressé et les moyens de déterminer le sexe de l’enfant pour prendre en charge les éléments ne correspondant pas à ce sexe sont bien plus performants aujourd’hui. Surtout, les médecins agissent maintenant en concertation avec les parents et associent les enfants aux traitements dès que leur âge le leur permet, comme dans les autres domaines médicaux.
JS : Une autre difficulté qui grève cette question de l’intersexualité est celle du manque d’accord entre les médecins eux-mêmes sur la gestion des cas avec difficulté d’assignation à un sexe. On manque d’évaluations objectives sur les interventions passées et de données chiffrées qui permettraient une discussion fondée sur ce que devrait être aujourd’hui la meilleure approche médicale des enfants intersexués. Il n’existe en particulier aucune étude comparative, objective, entre les résultats du traitement chirurgical ou hormonal et celui de l’abstention thérapeutique.
G : Le CCNE fait plusieurs recommandations. Vous semblent-elles adaptées aux questions de fond que peuvent se poser ces personnes ?
AM : Le comité recommande que les enfants et leurs parents soient pris en charge dans l’un des quatre sites qui composent le Centre de référence des maladies rares (CRMR) relatif au développement génital, par une équipe multidisciplinaire spécialisée et expérimentée : pourquoi pas, mais pourquoi n’y aurait-il pas d’équipes expérimentées en dehors de ces centres ? Les médecins ne sont-ils pas capables de renvoyer vers des spécialistes quand eux-mêmes ne sont pas les mieux placés pour prendre en charge un patient ?
L’avis recommande ensuite sur l’amélioration de la formation et le perfectionnement des professionnels, y compris dans leur dimension psychologique. Bon, d’accord. Il affirme comme une trouvaille que les actes médicaux et chirurgicaux doivent répondre à une nécessité médicale en présentant un bénéfice thérapeutique ; que l’enfant, si son degré de maturité le permet, doit être associé aux choix thérapeutiques et que les parents doivent être pleinement informés, disposer d’un délai de réflexion etc. Tout cela est très positif, mais ce n’est que le rappel des principes qui informent le droit des patients.
Sur le fond, le CCNE alimente la suspicion à l’égard des interventions thérapeutiques sur les enfants alors que personne, et certainement pas les médecins, ne prétend qu’il faille opérer tous les enfants systématiquement. Au contraire, ils tentent d’apporter une réponse individualisée à chaque cas qui est unique.
Le comité ne fait pas sienne cette revendication, mais la question de fond est de savoir s’il faut intervenir sur les enfants, y compris chirurgicalement, ou bien les laisser grandir pour décider eux-mêmes du sexe dans lequel ils se reconnaissent. Comme si le sexe était à choisir, et comme si cela rendait service aux enfants concernés d’attendre pour les laisser décider eux-mêmes. En effet, l’enfant a des parents qui sont là pour prendre les décisions médicales le concernant : faudrait-il aussi attendre pour intervenir sur des « variations » liées à l’audition ou à la vue (ou tout autre aspect), pour que l’intéressé grandisse et puisse exprimer son ressenti et son choix d’entendre ou de ne pas entendre ? En Australie, un couple de femmes sourdes a cherché un donneur de sperme lui aussi sourd pour tenter d’avoir un enfant sourd (ce qu’elles ont obtenu). Dès lors que certains ne voient pas la surdité comme un handicap mais comme une « identité culturelle », on comprend que la négation des pathologies, sous prétexte de ne pas stigmatiser, expose les enfants à une privation de soins qui pourrait se généraliser.
Alors que la médecine donne à de nombreux enfants concernés par les anomalies du développement génital la possibilité de grandir dans un sexe le mieux identifié possible dès leur plus jeune âge, différer les soins pourrait être très préjudiciable à l’enfant. D’un point de vue pratique, à quel âge serait-il à même de choisir ? Sur le plan médical, nombre d’opérations chirurgicales gagnent à être réalisées le plus tôt possible. Sur le plan psychologique, attendre pour demander son avis à l’enfant lui impose de grandir sans sexe déterminé, ce qui l’expose à une violence non moindre que celle que l’on pense éviter. Selon Christian Flavigny et Michèle Fontanon-Missenard, pédopsychiatres et psychanalystes, « il est illusoire d’estimer qu’un enfant pourrait ainsi développer une capacité de jugement, la maturation psychique étant dépendante de l’établissement de la sexuation : on ne peut grandir enfant puis se définir garçon ou fille, l’enfant ne grandit qu’en tant que « garçon ou fille ». Le laisser dans l’attente, « c’est donc démissionner du rôle des adultes à son égard qui est d’assurer à l’enfance une suffisante insouciance pour découvrir le monde, c’est le livrer à l’utopie d’une décision future qui hantera en vain son éveil psychique »[4].
JS : La sensibilité de l’avis à la situation des parents et à la nécessité de respecter leur rôle est en particulier bienvenue, de même que la recommandation qu’il fait de « donner du temps au temps », tant dans l’information que dans la décision médicale, si elle a lieu d’être prise. Il faut enfin reconnaître la sagesse qu’a eu le CCNE de ne pas exclure « a priori » les traitements chirurgicaux ou hormonaux d’ « assignation sexuée », comme le demandent les associations.
G : A la page 29, le document précise qu’il « parait essentiel que le regard change sur la question des variations du développement sexuel » et les auteurs se réjouissent que le regard des jeunes « sur les questions liées au sexe » évoluent « vers une plus grande fluidité des genres ». En quoi cette évolution est-elle positive ou nécessaire ?
AM : Que certaines personnes ne se sentent pas à l’aise dans leur sexe ou ne s’identifient pas à l’alternative homme/femme est une chose, mais le danger ici est que les enfants présentant des anomalies du développement génital soient pris en otage de revendications qui ne les concernent pas et soient, finalement, privés de soins.
JS : On retiendra peut-être surtout l’appel à déplacer la question de l’antagonisme intervention – non intervention, à une perspective plus sereine basée sur l’importance d’accompagner les parents et l’enfant lui-même dans un parcours difficile qui vise la protection de cet enfant contre la stigmatisation et les discriminations, son intégration future dans la société, et le bien-être présent et futur de l’enfant et de ses parents, car les deux sont liés.
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[1] Pour approfondir, on pourra se référer aux éléments détaillés proposés par l’association Juristes pour l’enfance : https://juristespourlenfance.com/2019/03/01/enfants-presentant-des-troubles-du-developpement-sexuel-elements-de-discernement/
[3] La théorie du genre est une hypothèse selon laquelle l’identité sexuelle de l’être humain dépend de l’environnement socio-culturel et non du sexe – garçon ou fille – qui caractérise chacun dès l’instant de sa conception. Autrement dit, notre sexe biologique ne serait pas plus déterminant que le fait d’être grand ou petit, blond ou brun : notre identité féminine ou masculine n’aurait pas grand-chose à voir avec la réalité de notre corps. La cohérence entre sexe et genre nous serait en fait imposée par la société.
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