Avec l’épidémie de Covid-19, « on assiste (…) à une cacophonie où, sur les plateaux de télévision ou les ondes radiophoniques, médecins, spécialistes de sciences humaines, personnalités politiques ont un avis bien tranché sur la question du tri des patients éligibles à une entrée en réanimation : “Y a qu’à… Faut qu’on…” » estime le Dr Pierre Valette, chef de service du Samu du Pas-de-Calais.
Une pratique qui existe depuis toujours
« Le tri a toujours existé » rappelle le Pr Cécile Manaouil, médecin légiste au CHU d’Amiens et docteur en droit. « Des choix sont faits tous les jours par les médecins, chacun à leur niveau et cela bien avant la crise sanitaire actuelle liée au coronavirus ». Elle explicite : « En permanence, des médecins décident de ne pas admettre en réanimation, des chirurgiens décident de ne pas opérer ». Pour le professeur, « ce qui serait particulièrement choquant serait de ne pas pouvoir prescrire une sédation, faute de médicaments disponibles. Ce qui est choquant, ce serait un tri basé sur des considérations économiques ou uniquement sur l’âge du patient », pas le tri en lui-même.
Une question de vocabulaire ?
« Il ne s’agit pas de triage, terme trop souvent employé rectifie le Dr Pierre Valette, mais de tri médical et l’expression prend un sens totalement différent selon le niveau d’occultation de l’adjectif “médical” ». « La dimension médicale du tri est cruciale », affirme-t-il. Pour le Pr Cécile Manaouil, « le terme tri peut être choquant et n’est pas approprié. Il en est de même du terme de sélection des patients. » Le Dr Claire Fourcade, médecin de soins palliatifs à la polyclinique du Languedoc va dans le même sens. « Je préfère le terme de priorisation plutôt que de tri, qui fait penser aux déchets. »
Derrière ces termes, « il s’agit en fait d’une discussion bénéfices-risques préalable à toute décision médicale, explique le Pr Cécile Manaouil. Ce tri est donc un choix raisonné et raisonnable du médecin ».
Quels critères de priorisation ?
Au mois d’avril le Conseil national de l’ordre des médecins (Cnom) prenait position. Dans sa déclaration, il cite deux obligations « le respect de la volonté du patient et la collégialité minimale des décisions ». « Dans une situation de crise sanitaire où les capacités humaines, thérapeutiques et matérielles disponibles pourraient devenir insuffisantes, les décisions médicales doivent rester guidées par une réflexion éthique et déontologique intégrant le respect de la vie, de la personne, de sa dignité, la bienfaisance et le principe d’équité dans l’accès aux soins », précise le Conseil. Ainsi, « les professionnels de santé refusent d’office l’utilisation d’un seul critère tel que la valeur sociale du patient, le tirage au sort ou la priorité donnée au premier arrivé ».
Pour le Pr Cécile Manaouil, « dans l’idéal, le seul critère est de ne pas être dans l’obstination déraisonnable, tout en s’efforçant de respecter les choix du patient s’il a pu les exprimer ». Et « c’est en combinant trois critères que le médecin pourra prendre une décision : [le] recueil de la volonté du patient tant qu’il lui est encore possible de l’exprimer, [la] gravité de la pathologie, [son] état antérieur qui comprend l’âge du patient ». « Les obligations déontologiques — tout spécialement des soins consciencieux, dévoués et conformes aux données acquises de la science — restent les mêmes quel que soit le contexte, y compris en période d’état d’urgence sanitaire » affirme le médecin.
Ainsi, « le tri médical ne convoque pas une nouvelle éthique pour venir à la rescousse de médecins désemparés, dont le trouble, issu de la confrontation inédite à une situation exceptionnelle, les pousse en dehors du cordon sanitaire de la bonne conscience quotidienne » affirme le Dr Valette. « La rareté des ressources hospitalières est bien connue des médecins urgentistes en situation normale. » « Trier, c’est penser, résume le chef de service. Régulièrement, plusieurs fois par jour, le médecin aux urgences s’entend dire “désolé, je ne peux pas prendre ton patient, je n’ai plus de place” ».
Mais « donner du sens, expliquer permet d’éviter que le tri soit perçu comme un rejet » précise le Dr Claire Fourcade, médecin de soins palliatifs à la polyclinique du Languedoc. Selon elle, « pour les patients Covid admis en soins palliatifs, la réanimation aurait été plus délétère ».
Une décision qui doit revenir au médecin
Mais des écueils existent. « Il faut éviter que des contraintes politiques ou administratives ne puissent imposer aux médecins des critères de prise en charge prédéterminés, avertit le Pr Cécile Manaouil. Si les protocoles sont utiles ainsi que des grilles d’évaluation, cela doit rester des guides d’aide à la prise en charge élaborés par les médecins eux-mêmes après discussions entre pairs. La décision doit revenir en dernier lieu au médecin en charge du patient, et c’est lui qui devra s’en expliquer en cas de contentieux, face à des experts désignés par les juges. »
Le Dr Pierre Valette abonde : « Les guidelines, algorithmes, recommandations… si puissants et aidants soient-ils, ne se substituent pas à la décision médicale prise en pleine responsabilité ». « Aussi, cette décision est nécessairement pluridisciplinaire et c’est l’élément positif de la crise, estime-t-il : le médecin n’est plus seul dans son coin pour jouer le sort du patient qu’il prend en charge. Le colloque n’est plus singulier. Des stratégies d’établissement sont décidées en amont lors de réunions de crise, elles sont partagées avec les ARS et épaulées le cas échéant. Les tactiques à hauteur d’homme, dites de terrain, font appel à plusieurs spécialités : réanimateurs, infectiologues, pneumologues, urgentistes, gériatres, etc.” »
Sources : Hospimedia (13/11/2020), Pr Cécile Manaouil (13/11/2020), Dr Pierre Valette (13/11/2020), Dr Claire Fourcade (13/11/2020)