Quand CRISPR fait face à une opinion publique hostile aux biotechnologies

Publié le 20 Nov, 2016

Le 27 octobre dernier, des chercheurs, des scientifiques, des hommes d’affaires se sont retrouvés pour un débat public organisé par l’OPESCT[1] sur la question des biotechnologies. La première table ronde a examiné l’état de la recherche et du débat public. Une question particulièrement actuelle avec la découverte de CRISPR, le « ciseau génétique », facile d’utilisation et peu coûteux, qui révolutionne la génétique.

 

La fascination des chercheurs pour les avancées de la science est légitime. Mais, quoique fascinantes, ces découvertes sont-elles toujours éthiques ? Tant du côté des chercheurs que du grand public, on s’interroge. « Jusqu’où peut-on aller dans la modification des êtres vivants ? Avec quelles conséquences ? », se demandait Christine Pourcel, chercheur à l’Institut de biologie intégrative de la cellule[2]. Pour autant, « le progrès est en marche » et, de l’autre côté de la chaîne, l’opinion publique, méfiante, répugne à ces manipulations.

 

Où établir la limite ?

 

Après avoir rappelé la genèse de la découverte de CRISPR, Christine Pourcel, qui a ouvert la table ronde, en a souligné l’importance : « Même si les microorganismes ont été depuis toujours la source de fonctions biologiques (…), il y aura encore d’autres protéines découvertes qui dévoileront d’autres fonctions utiles en biotechnologie, mais celle-ci est vraiment particulière car elle permet de modifier le patrimoine génétique ». De ce fait, les utilisations de la technique interrogent, comme le soulignait à son tour David Bikard, responsable du laboratoire à l’Institut Pasteur : « Va-t-on modifier les cellules germinales ou somatiques ? Va-t-on inclure des modifications dans la lignée germinale ? ». Ces transformations qui touchent la structure même du vivant sont irréversibles : elles se transmettent de génération en génération, suscitant « une réaction en chaîne ». Des questions se posent déjà de manière éminente pour le forçage génétique de moustiques par exemple. Elles sont cruciales et aigües, quand il s’agit de modifier le génome humain.

 

Limiter les peurs face à l’innovation scientifique pour mieux en gérer les applications ?

 

Homme d’affaires, président de la Fédération française des biotechnologies (FFBiotech), Pierre Monsan dirige aujourd’hui à Toulouse un consortium, White Biotechnology, composé d’une trentaine d’entreprises suisses, françaises, belges,… Son objectif est clairement de stimuler les applications liées aux découvertes scientifiques, dont CRISPR est le fleuron. Il veut faire de la recherche technologique pour transformer le produit en procédé, susciter la créativité scientifique, et générer de la propriété intellectuelle et industrielle, c’est-à-dire du marché et des bénéfices. Pour investir ce segment de marché très novateur qui est loin de faire l’unanimité, il intègre des philosophes et des sociologues, qui rencontrent les chercheurs et les techniciens au cours de « cafés éthiques » : « Je crois qu’il faut intégrer de façon beaucoup plus systématique des sciences sociales dans l’activité scientifique, dans les laboratoires, seule façon de limiter les peurs des gens devant l’innovation scientifique ». Mais le label « éthique » suffit-il à faire l’éthique et à légitimer l’application de techniques qui impactent profondément le vivant ? La présence des philosophes et des sociologues évitera-t-elle aux chercheurs de jouer les apprentis sorciers ou bien est-elle juste une « caution morale » ? Que se passera-t-il si les applications ne sont pas jugées éthiques ?

 

Faire avancer le débat public dans un contexte international ?

 

Analyste à l’OCDE[3] en nanotechnologies, biotechnologies et technologies convergentes (BNTC), David Winickoff est aussi professeur associé de bioéthique à l’université de Californie, à Berkley. Il est intervenu à son tour pour partager les réflexions d’un groupe de travail de 90 experts, qui s’est réuni à Ottawa fin septembre. Les experts se sont penchés sur les problématiques scientifiques, économiques et sociales intersectorielles de l’édition du génome dans un contexte international. Ils ont mis en évidence  plusieurs pistes de réflexions.

  • Concernant les risques liés à ces technologies, « la façon dont les sociétés choisiront d’encadrer l’usage des techniques dépendra d’une bonne technique d’analyse des risques, mais aussi de ce qu’elles auront choisi d’entendre, de ce qu’elles entendront par risques et du seuil de tolérance de l’incertitude » qu’elles accepteront, sera déterminante.
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  • Il faut, selon eux, s’appuyer sur « un socle d’expertise crédible » (…) « Les promesses doivent être prudentes et raisonnables », pour soutenir la confiance des populations.
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  • Il est souhaitable de faire participer le public comme en conviennent de nombreux groupes d’experts. Si le principe de cette participation est plus ou moins devenu la norme à l’échelle internationale, les modalités de sa mise en œuvre font beaucoup moins consensus. L’enjeu étant de  confronter l’opinion publique réticente à l’expertise des nouvelles technologies.
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  • David Winickoff a expliqué que ces biotechnologies vont être sources de nombreux brevets : « La modification du génome n’est pas seulement une innovation en soi, elle doit entraîner une multitude d’évènements complémentaires qui auront des impacts sociaux et économiques très importants ».
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  • Enfin, s’agissant de la médecine humaine, il a évoqué la nécessité d’une gouvernance internationale. A ce sujet, le groupe a estimé « qu’il ne serait peut-être pas possible d’harmoniser les règlementations nationales, compte tenu des différences historiques et sociétales autour de questions telles que la recherche sur l’embryon humain », espérant tout de même une coordination des efforts au niveau international en ce domaine.

 

Rendre acceptable à l’opinion publique ce qui ne l’est pas 

 

La dernière partie de cette table ronde s’est achevée sur une analyse fouillée et prospective de l’acceptabilité sociale des biotechnologies. S’il n’existe pas aujourd’hui d’enquête d’opinion précise sur CRISPR, Daniel Boy, Enseignant à Sciences Po Paris et chercheur[4], rattache la technique au référentiel des plantes génétiquement modifiées.

 

Une enquête menée dans les pays d’Europe par l’Eurobaromètre montre que l’accord pour utiliser ces nouvelles technologies est passé de 44% en 1996 à 23% en 2010. Dans l’évolution par pays, la France se situe globalement dans le dernier quart. Les pays où l’acceptation de ces biotechnologies est la plus forte, sont aussi globalement ceux qui les cultivent !

 

Alors que la tendance semble à la méfiance, Daniel Boy tente de répondre à la question des chercheurs : « Comment augmenter l’acceptabilité sociale de ces techniques dans l’opinion publique ? ». Traditionnellement, les sociologues utilisent la  notion de « déficit modèle ». Elle suppose que l’opposition du public provient d’un déficit de connaissance qui doit être comblé par l’information. Une fois le public informé, l’opposition diminue. Mais aujourd’hui, « il semble que désormais le système soit plus compliqué ». En effet, statistiquement, il constate un désaccord de 45%, quand l’information sur les OGM est absente, qui atteint 67% après information ! Pour lui, « il faut sortir du schéma qui est devenu simpliste, mécanique, qui consiste à dire : si j’informe, je convaincs, pour que tout d’un coup, il y ait une acceptabilité sociale ». Il ajoute que le constat « était fondé sur l’idée que les personnes qui ont un revenu beaucoup plus élevé, une information élevée, sont moins méfiantes, eh bien, dans un certain nombre de cas, ça n’est pas vrai. » Il montre que « dans les cas où il y a doute, où on est tenté d’appliquer le principe de précaution, des personnes qui ont un niveau de vie élevé, qui ont de l’information, refusent d’accepter ces technologies aussi simplement ».

Une autre étude européenne, datant de 2010, porte notamment sur le clonage des cellules souches, l’utilisation de tests génétiques pour « produire » un enfant qui pourrait fournir de la moelle osseuse… Dans la plupart des cas, pour ces utilisations, le public répond « jamais » ou « dans des circonstances exceptionnelles ». Le principe de précaution est particulièrement présent quand le mot « génétique » est posé dans la question.

 

Face aux biotechnologies une Zone à défendre (ZAD) ?

 

 « Depuis 15 ans, on se dit que pour améliorer l’acceptabilité, il faut organiser du débat public. A propos de CRISPR, que pourrait-il se passer si on organisait du débat public ? Ce qui est clair c’est que CRISPR n’est pas connu en tant que tel mais à travers le référentiel des plantes génétiquement modifiées. Et le référentiel est négatif, très clairement. Mon sentiment est que si on explique au public qu’on va faire plus facilement, plus rapidement, à moindre frais quelque chose qu’il ne souhaite pas, je ne vois pas en quoi il sera convaincu », commente Daniel Boy. Il souligne ensuite les énormes enjeux de brevets et donc financiers qui se cachent derrière la découverte CRISPR, « un point très négatif pour l’opinion publique, notamment pur l’opinion publique française ».

 

Sur la question du débat public lui-même, il mentionne les évènements de l’actualité récente, notamment ceux de Notre Dame des Landes avec la mise en place de ZAD, de « zones à défendre » : « Et je me demande si on n’est pas arrivé dans nos sociétés, notamment en France, à l’idée qu’il ne s’agit pas de discuter mais d’empêcher ». Pour autant, est-ce qu’accepter de discuter, de s’informer doit systématiquement conduire à accepter ? Les réticences vis-à-vis du débat public ne viennent-elles pas d’une méfiance vis-à-vis de la science dont on peine à trouver la conscience ? Face à l’emballement scientifique et technique, quand la vie n’est plus respectée, n’est-il pas nécessaire de brandir le principe de précaution et de dire non ? Il est temps surtout de s’arrêter pour réfléchir au monde que nous sommes en train de construire. De nombreux groupes internationaux[5] ont demandé des moratoires, particulièrement concernant la modification des lignées germinales humaines. Des vœux pieux qui semblent sans écho.

 

David Bikard explique que « l’acceptabilité passera d’abord par des applications sur la santé humaine » ou la perception du bénéfice /risque est plus évident parce qu’il s’agit de sauver quelqu’un, de soigner. En ce sens, tout n’est pas à rejeter. Les applications de CRISPR sont l’espoir de mettre en place de nouvelles thérapies somatiques, innovantes et efficaces. Mais les chercheurs sauront-ils se cantonner à ce seul domaine, sans chercher à intervenir sur les lignées germinales et sur l’embryon, des points qui focalisent les résistances ? En effet, tout ce qui est possible est-il bon ? Quelles sont les bonnes opportunités offertes par CRISPR ?

 

Si la France ne peut se maintenir au premier rang en refusant de poursuivre des pistes de recherches controversées, peut-être faudrait-il lui proposer de concourir pour que le respect de la dignité de la vie de chaque homme, de l’embryon au mourant, en passant par le vivant fragile, soit le cadre de sa grande excellence scientifique.

 

[1] Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques : composé de dix-huit députés et dix-huit sénateurs, cet organe d’information commun à l’Assemblée nationale et au Sénat a pour mission, aux termes de la loi, « d’informer le Parlement des conséquences des choix de caractère scientifique et technologique afin, notamment, d’éclairer ses décisions ».

[2] I2BC.

[3] Organisation de coopération et de développement économique.

[4] Il analyse les mouvements écologistes et l’attitude en Europe vis-à-vis des évolutions scientifiques et techniques.

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