« Tout ceci a un nom, c’est l’eugénisme ». La polémique bat son plein depuis les propos de Laurent Wauquiez dimanche au meeting de Sens commun (cf. PMA pour toutes et eugénisme : les propos de Laurent Wauquiez provoquent le débat). Les politiques saisissent cette opportunité pour se positionner, la ministre de la santé et des solidarités, Agnès Buzyn, elle, va plus loin et cherche à se défendre sur le fond en déclarant ce lundi : « Aujourd’hui, aucune politique publique en France, heureusement, n’induit de l’eugénisme. L’eugénisme, c’est le fait de vouloir faire une sélection génétique pour aboutir à des hommes parfaits. (…) Aucun acte médical en France ne peut conduire à l’eugénisme. C’est dévoyer le sens des mots ». Une tentative de justification de ce qui se fait depuis de nombreuses années, que remet en cause, Jean-Marie Le Méné, président de la Fondation Lejeune[1], qui constate que le mot même d’eugénisme est utilisé par ceux qui en assument la mise en œuvre. Décryptage.
Qu’entend-on par « eugénisme » ?
Le terme eugénisme signifie en grec « bien engendré ». L’eugénisme est définit comme la « théorie cherchant à opérer une sélection sur les collectivités humaines à partir des lois de la génétique »[2]. Des théories pensées dès Platon, et reprises au XIXème siècle par Charles Darwin ou encore par Francis Galton (cf. Faut-il parler d’eugénisme ?). Rappelons que le Conseil d’Etat s’était essayé à définir l’eugénisme en 2009 lors de ses travaux sur la révision de la loi bioéthique de 2011 : l’eugénisme « peut être le fruit d’une politique délibérément menée par un État et contraire à la dignité humaine. Il peut aussi être le résultat collectif d’une somme de décisions individuelles convergentes prises par les futurs parents dans une société où primerait la recherche de ‘l’enfant parfait’ ».
En France, l’article 16-4 al 2 du code civil est, sur cette notion, catégorique : « Toute pratique eugénique tendant à l’organisation de la sélection des personnes est interdite ».
Si cet interdit fondateur, conséquence directe du principe qui le précède (article 16-4 al 1) : « Nul ne peut porter atteinte à l’intégrité de l’espèce humaine », semble limpide, des comportements insidieux dans le domaine de la médecine prénatale ont été mis en place, justifiés par des constructions plus ou moins assumées.
L’eugénisme, un « ordre établi » dans le diagnostic prénatal de la trisomie 21
Le constat est indiscutable : aujourd’hui, la politique de diagnostic prénatal de la trisomie 21 conduit à l’avortement de 96% des enfants détectés, éventuellement jusqu’au jour de la naissance[3]. Nous assistons à l’éradication d’une population sur la base de son génome.
Les commentaires ne manquent pas pour justifier l’élimination massive de ces personnes trisomiques avant leur naissance.
Il y a déjà 20 ans, le professeur Jacques Milliez écrivait : « Il est généralement admis, par exemple, qu’ (…) un fœtus atteint de trisomie 21 peut, légitimement au sens de l’éthique collective et individuelle, bénéficier d’une interruption médicale de grossesse. Il existe une sorte de consensus général, une approbation collective, un consensus d’opinion, un ordre établi en faveur de cette décision, au point que les couples qui devront subir une interruption de grossesse pour une trisomie 21 ne se poseront guère la difficile question de la pertinence de leur choix individuel. La société en quelque sorte, l’opinion générale, même en dehors de toute contrainte, a répondu pour eux. Tout le monde ou presque aurait agi de la même façon. L’indication paraît même tellement établie que les parents considèrent en quelque sorte que c’est un droit. Qui d’ailleurs songerait à leur disputer ? L’économie sera faite ici de lancinantes interrogations sur la pertinence du choix »[4].
Plus récemment, le philosophe Luc Ferry, lors d’un entretien avec le Figaro Magazine, le 2 avril 2016, actait l’élimination massive des enfants détectés trisomiques, qu’il semble considérer comme un acquis de l’avancée des technosciences et du « progrès » : « Qui pourra sérieusement s’y opposer ? Ne fût-ce que par amour pour nos proches, par souci du bien-être de nos futurs enfants, par sympathie pour ceux qui souffrent, nous irons dans le sens du “progrès” ».
Des propos qui rejoignent ceux d’Anne Sinclair qui qualifiait l’élimination des trisomiques avant leur naissance d’ « eugénisme protecteur pour éviter des drames effroyables »[5].
Le corps médical lui-même abonde : lors des auditions de la mission d’information parlementaire relative à la bioéthique, le 20 septembre 2018, le professeur Israël Nisand, gynécologue obstétricien au CHU de Strasbourg et président du forum européen de bioéthique, allait dans le même sens en évoquant « un eugénisme positif qui a toujours existé » dans notre « société handiphobe qui fait de l’eugénisme à un point qu’aucun autre pays libéral n’en fait […] parce que les femmes veulent un bébé en bonne santé ». Il affirme d’ailleurs pour cette raison que « les médecins sont forcés à l’eugénisme » des enfants diagnostiqués trisomique 21 avant leur naissance.
L’on pourrait encore citer bien d’autres propos publics qui assument ce constat. Qu’il soit qualifié de « protecteur », de « libéral », « d’individuel », le constat demeure : la France fait de l’eugénisme. C’est un fait, les personnes trisomiques 21 en sont les premières victimes.
Et il s’agit bien d’une organisation
Faire reposer l’eugénisme des personnes trisomiques 21 sur les décisions individuelles est simpliste et bien peu respectueux des femmes.
Faut-il rappeler que la loi prévoit nombre d’obligations qui concourent à une pression qui repose sur les femmes et les oriente vers l’interruption de grossesse de leur enfant diagnostiqué trisomique ?
Faut-il rappeler que dès la première consultation, le médecin a l’obligation de proposer systématiquement à toutes femmes enceintes le test de la trisomie 21[6] ?
Faut-il rappeler que les tests de dépistage prénatal de la trisomie 21 sont pris en charge par la solidarité nationale, et que la politique de santé publique encourage l’amélioration du système en intégrant des tests de dépistage pour détecter plus et mieux (DPNI) ? Le CCNE lui-même dans son avis 120 souhaite « rendre plus efficace le dépistage, tel qu’il est proposé » en ayant conscience que cela « aurait très probablement pour conséquence de diminuer le nombre de naissances d’enfants porteurs d’une trisomie 21 »[7]. En avril 2017, la Haute autorité de santé a publié des recommandations dans lesquelles elle encourage l’insertion de ce nouveau test non invasif dans le système français (cf. Dépistage prénatal de la trisomie 21 : la HAS juge rentable les nouveaux tests et valide leur remboursement dans la précipitation).
Faut-il rappeler que la systématisation de ce dépistage de plus en plus performant plonge dans un engrenage les femmes enceintes ? 88,3% des femmes font le test de dépistage de la trisomie 21, 40% d’entre elles n’avaient pas conscience qu’elles pourraient être confrontées à un moment donné à la décision de ne pas poursuivre leur grossesse. Plus de la moitié d’entre elles n’avaient pas pensé au fait que le dépistage pouvait aboutir à une amniocentèse et environ un tiers ne comprenaient pas les résultats du dosage sanguin[8].
Faut-il rappeler que depuis 2013, les résultats des tests de dépistage de la trisomie 21, le caryotype du bébé s’il est réalisé, et l’issue de la grossesse sont recensés dans un fichier national centralisé par l’Agence de la biomédecine ?
Comment peut-on dire alors que les pouvoirs publics n’organisent pas le diagnostic prénatal de la trisomie 21 qui aboutit à l’élimination des fœtus porteurs ?
En 2007, le Pr. Didier Sicard, lui-même, alors président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), tirait la sonnette d’alarme institutionnelle en ces termes : « Osons le dire : la France construit pas à pas une politique de santé qui flirte de plus en plus avec l’eugénisme (…). La vérité centrale est que l’essentiel de l’activité de dépistage prénatal vise à la suppression et non pas au traitement : ainsi ce dépistage renvoie à une perspective terrifiante : celle de l’éradication »[9].
L’eugénisme pré-implantatoire est aussi pratiqué en France dans le cadre de la PMA
Produits en surnombre, les embryons sont sélectionnés sur des critères génétiques avant d’être implantés. Les autres sont congelés, donnés à la recherche et/ou détruits. Dès aujourd’hui, le tri embryonnaire est une réalité dans l’activité de procréation médicalement assistée. Entre les bons et les mauvais, entre ceux atteints de la maladie héréditaire de leur parents et ceux qui en sont indemnes, les embryons sont élus ou écartés du droit de vivre.
Jacques Testart alerte depuis des années : « Il faut comprendre que le DPI permet de choisir le ‘meilleur’ enfant possible », répétait-il à nouveau à l’Assemblée nationale lors de son audition devant la mission d’information relative à la bioéthique, le 6 septembre 2018. « Contrairement à ce que beaucoup croient, ce n’est pas la violence autoritaire qui caractérise l’eugénisme, c’est la volonté plus ou moins consciente d’améliorer l’espèce. Celle-ci est de plus en plus pressante dans la biomédecine, dont les moyens scientifiques, techniques et économiques ont une puissance absolument inédite ».
La révision de la loi de bioéthique est l’occasion pour certains praticiens des fécondations in vitro de revendiquer l’extension du diagnostic préimplantatoire, aujourd’hui cantonné à la recherche de la maladie héréditaire des parents, à des « anomalies chromosomiques » comme la trisomie 21. Cette proposition est eugéniste par nature, car elle repose sur l’idée que ces « anomalies chromosomiques […] seront détectées lors du dépistage anténatal et [qu’elles] conduiront à de douloureuses interruptions thérapeutiques de grossesses »[10].
Jacques Testart là aussi, dénonce un eugénisme insidieux : « Avec le tri des embryons à l’issue de la FIV, via le diagnostic génétique préimplantatoire (DPI), l’eugénisme nouveau, bienveillant et consensuel, que je combats depuis longtemps, pourra se manifester pleinement. Le DPI permet la sélection anticipée des personnes, finalité officiellement interdite par divers textes français et internationaux. […] La ségrégation de ces personnes potentielles, qui est donc celle des enfants à venir, ne peut que s’intensifier avec les progrès génétiques ».
Au regard de toutes ces indications légales et des prises de paroles assumées d’experts, qui ont construit un paysage prénatal empreint de sélection en France, il n’est pas possible aujourd’hui d’entendre sans contestation les propos de la ministre de la santé. La France est eugéniste, il est temps de réagir.
[1] Cf. Eugénisme : le président de la fondation Jérôme Lejeune répond à la ministre de la santé et des solidarités
[2] Larousse.
[3] Rapport Conseil d’Etat 2009.
[4] Jacques Millez, L’euthanasie du fœtus, Editions Odile Jacob, 1999.
[5] Europe 1, Mars 2016.
[6] Article L2131-1 du code de la santé publique.
[7] Pour en savoir plus sur les réactions à l’avis 120 du CCNE voir « Le nouveau test de diagnostic de la trisomie 21 ne fait pas l’unanimité »
[8] « Le dépistage de la trisomie 21 est-il bien compris par les femmes ? » Inserm 7 janvier 2009, étude de Valérie Seror.
[9] Grand entretien avec le professeur Didier Sicard, « La France au risque de l’eugénisme », Le Monde, 4 février 2007.
[10] Une proposition de loi pour aggraver le tri embryonnaire Gènéthique.org 3 janvier 2017