Olivier Rey : « Le transhumanisme conçoit l’homme comme un chantier technologique »

Publié le 5 Nov, 2018

De l’augmentation de soi, de ses capacités par la technique à la « lutte finale » contre la mort, les promesses du transhumanisme semble surfer sur « le progrès de la détresse ». Dans son livre, Leurre et malheur du Transhumanisme, Olivier Rey analyse le fond d’une idéologie qui précipite l’homme hors de lui-même au risque de le perdre. Il a accepté de répondre aux questions de Gènéthique.

 

Gènéthique : Vous publiez un ouvrage intitulé Leurre et malheur du transhumanisme. Pourquoi un tel titre ? Et un tel sujet ?

 

Olivier Rey : Ce n’est certes pas par goût que je me suis intéressé au transhumanisme. Je préférerais vivre dans un monde où nous n’aurions pas à nous soucier d’une chose de ce genre. Cependant, à partir du moment où le mouvement transhumaniste s’en prend explicitement à ce que nous sommes, il me semble qu’éviter la question pour ce qu’elle a de pénible serait irresponsable – aussi irresponsable que faire comme si on n’avait pas d’ennemis pour la raison que l’on n’aime pas la guerre. Les transhumanistes sont peu nombreux, au moins pour l’instant, mais ils bénéficient de relais médiatiques très puissants. J’essaye de proposer quelques armes intellectuelles pour contrer leur propagande.

Je souhaitais un titre qui donnât idée du contenu. Dans le livre, je m’efforce, d’une part de mettre en lumière les illusions véhiculées par le transhumanisme – c’est le côté leurre –, d’autre part de montrer le rôle nocif du discours transhumaniste sur nos sociétés – c’est le côté malheur. Je m’attache à montrer les réalités que le transhumanisme a pour fonction de nous faire accepter – à savoir une emprise toujours plus grande du système techno-économique sur nos vies ; et je tente de mettre au jour ce qui, dans la dynamique culturelle des derniers siècles, nous rend aujourd’hui si vulnérables à l’idéologie transhumaniste.

 

G : Vous évoquez, entre autres, « l’artificialisation de la procréation ». Y a-t-il un lien avec le transhumanisme ?

 

OR : En effet. L’artificialisation grandissante de la procréation fait partie des choses que le transhumanisme contribue à faire accepter. Le transhumanisme conçoit l’homme comme un chantier technologique. Dans une telle perspective, on ne voit pas pourquoi le chantier ne devrait pas commencer dès la conception. Ce qui est déjà de plus en plus le cas, avec la multiplication des fécondations in vitro, des inséminations artificielles en dehors de toute indication médicale, le développement des diagnostics pré-implantatoires. Au gré de ces évolutions, l’enfant devient un produit dont on passe commande. Mais si l’enfant est un produit, pourquoi ne pas lui ajouter des fonctions supplémentaires ? Comme on voit, l’artificialisation de la procréation et le transhumanisme sont en « synergie », pour employer un mot à la mode.

 

G : Vous dites que même si les promesses les plus spectaculaires du transhumanisme (la mort de la mort, le transfert du psychisme sur ordinateur) sont fantaisistes, elles ont néanmoins un impact. Quel est-il ?

 

OR : Au nom de promesses délirantes, le discours transhumaniste entend arracher le consentement à une emprise toujours plus grande du système technologique sur les êtres humains, et affaiblir les résistances aux évolutions présentes – dans la mesure où ces évolutions apparaissent, tout compte fait, assez bénignes par rapport aux hybridations homme-machine que l’on nous annonce. C’est là où l’effet leurre joue à plein : tourner notre regard vers le futur que dessinent les transhumanistes, serait-ce pour nous en inquiéter, au lieu de combattre avec détermination, ici et maintenant, ce qui nous semble mauvais. Comme, par exemple l’artificialisation tous azimuts de la procréation.

Je voudrais ici insister sur un point qui me paraît essentiel. Il ne s’agit pas d’être pour ou contre la technique. Il y a des techniques qui servent l’épanouissement et la fructification des hommes, d’autres qui les diminuent (en prétendant les augmenter), en prenant le pas sur eux et en les asservissant. Nous sommes arrivés à un point du développement technologique où de nombreuses « innovations » sont destructrices d’humanité. Il faut prendre acte de ce type de retournement pour adopter les attitudes qui conviennent.

 

G :Vous écrivez : « Ce n’est pas le progrès en soi qui est un leurre, mais son identification à certaines modalités de développement qui s’avèrent nocives… » Que voulez-vous dire par là ?

 

OR : J’ai évoqué l’épanouissement et la fructification des humains : tel est le véritable progrès. Le problème est que depuis deux siècles, ce progrès s’est trouvé plus ou moins systématiquement identifié au progrès de la puissance technologique. Cette puissance comporte des aspects positifs, elle a aussi des côtés négatifs. Il faut faire le compte. Comme il est dit dans l’encyclique Laudato si’, « nous possédons aujourd’hui trop de moyens pour des fins limitées et rachitiques ». Les transhumanistes ne veulent qu’accentuer ce déséquilibre en faveur des moyens et au détriment des fins.

La façon qu’ils ont d’envisager l’intelligence est typique de leur démarche : ils l’assimilent à une puissance de calcul. Ce qui leur permet de dire que si la puissance des ordinateurs continue de croître, les ordinateurs deviendront plus intelligents que les humains. Mais quand le roi Salomon demandait au Seigneur de lui donner un cœur intelligent, c’était pour discerner le bien du mal. Il suffit de se rappeler cela pour mesurer à quel point l’assimilation de l’intelligence à la puissance de calcul est elle-même très bête.

 

G : Vous écrivez aussi : « Nous ne mesurons plus notre dépendance à l’égard de la nature ni la précarité grandissante de notre condition. » Pouvez-vous préciser ?

 

OR : Aujourd’hui, la division du travail poussée à l’extrême fait que chacun accomplit une tâche très spécialisée, en l’échange de laquelle il reçoit de l’argent avec lequel il achète ce qu’il consomme. Ces biens consommés lui sont délivrés sous la forme de produits finis, où la part de la nature, même si elle demeure essentielle, se trouve dissimulée. Or de multiples signes montrent que l’exploitation sans mesure de la nature plonge celle-ci dans un état de vulnérabilité critique. Si elle s’effondre, nous serons tous plongés dans la détresse. Les transhumanistes comptent, pour voir leurs prédictions se réaliser, sur la poursuite de la trajectoire de développement technologique. Mais ils négligent d’autres courbes, qui disent que cette trajectoire ne va plus être tenable longtemps, parce que la nature est en voie d’effondrement. Et dans ce cas, ce ne sont pas leurs prétendues augmentations qui nous tireront d’affaire.

 

G : Vous terminez du reste en disant : « Pour être à la hauteur de ce qui vient, ce ne sont pas d’innovations disruptives, de liberté morphologique ni d’implants dont nous aurons besoin, mais de facultés et de vertus très humaines. » Comment cultiver ces vertus ?

 

OR : L’aspect le plus néfaste du transhumanisme est, à mon sens, de flatter les hommes dans leurs fantasmes de toute-puissance individuelle, alors que nos plus précieuses ressources, face à l’adversité, résident dans les liens communautaires que nous savons nouer, entretenir. La poursuite de la puissance matérielle est directement corrélée à la pauvreté des liens communautaires. Ce sont d’eux qu’il faut se soucier. Eux, et ce qui nous relie au ciel. Si aujourd’hui les racines terrestres sont en triste état, c’est que les racines du ciel le sont également. Quand des êtres humains rêvent d’échapper, par l’intermédiaire de la technologie, à leur condition charnelle, c’est qu’ils sont de moins en moins des êtres spirituels.

Olivier Rey

Olivier Rey

Expert

Olivier Rey est né en 1964 à Nantes. Chargé de recherche au CNRS, d’abord au Centre de mathématiques Laurent Schwartz (1989-2008), puis au Centre de recherche en épistémologie appliquée (2009-2012), aujourd'hui à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, il a enseigné à l'École polytechnique (1991-2006) et enseigne depuis 2005 à l'Université Panthéon-Sorbonne. Il a publié plusieurs ouvrages dont le premier, intitulé Itinéraire de l'égarement - Du rôle de la science dans l'absurdité contemporaine (Seuil, 2003), étudie la façon dont la science moderne s’est constituée et par quelles voies elle en est venue, avec la technique qu’elle inspire, à capter l’essentiel des forces spirituelles et matérielles des sociétés occidentales. Une folle solitude – le fantasme de l’homme auto-construit (Seuil, 2006), prolonge la réflexion en partant d’un fait concret : le changement d’orientation des enfants dans les poussettes qui s’est opéré au cours des années 1970 – symptôme de la propension des sociétés modernes à tourner le dos aux héritages qui les fondent. Plus récemment Le Testament de Melville (Gallimard, 2011) entend montrer, à travers une étude du chef-d’œuvre posthume de Herman Melville, Billy Budd, marin, la puissance de la littérature pour explorer les questions éthiques et esthétiques. Olivier Rey est également l’auteur d’un roman, Après la chute (PGDR, 2014).

Partager cet article

Textes officiels

Fiches Pratiques

Bibliographie

Lettres