Neurosciences et transhumanisme : Le cerveau au défi de l’Intelligence artificielle

Publié le 29 Mar, 2017

Avec la révolution technologique galopante, notamment du côté du cerveau et des neurones, comment rester dans la médecine de soin et ne pas virer à « l’homme augmenté » du transhumanisme ?

 

Du 13 au 19 mars 2017, une trentaine de villes françaises ont accueilli la 19e édition de la Semaine du cerveau, une manifestation internationale, ouverte au grand public : ateliers, conférences, débats, expositions, spectacles… Le 18 mars, une conférence était organisée à l’Institut Pasteur à Paris, intitulée : Neurosciences et transhumanisme – Cerveaux réparés, cerveaux augmentés. Pour réfléchir sur le sujet, six intervenants : trois neurobiologistes, deux transhumanistes et un psychiatre[1].

 

Vers un cerveau augmenté ?

 

Comme directeur du département de Neuroscience à l’Institut Pasteur, Jean-Marie Lledo a expliqué que, depuis une quinzaine d’années, on assiste, du côté du système nerveux et du cerveau, à une révolution. On est capable, par exemple, de décrypter les pensées ou plutôt, les états mentaux. Et notamment, d’éliminer les souvenirs, s’ils sont traumatisants, ou de créer de faux souvenirs. Les neurosciences expliquent comment fonctionne notre cerveau. Aujourd’hui, souligne-t-il, 35 % des dépenses publiques sont des dépenses de santé, dont 10 à 20 % pour maladies mentales : « Si notre cerveau dysfonctionne tant, c’est parce que nous sommes dans une société qui n’apporte pas les conditions permettant à notre cerveau de s’épanouir ; car nous sommes dans la société du plaisir qui veut tout, tout de suite, et non plus, du désir, qui se projette dans l’avenir ».

 

Pour le transhumaniste Didier Cœurnelle, transhumanisme signifie « plus loin, plus haut, plus fort ». Il précise que si on comprend de mieux en mieux les maladies neuro-dégénératives, on progresse peu dans ce domaine. Il y a beaucoup de faux espoirs, par exemple concernant la maladie d’Alzheimer, mais aussi des raisons d’espérer. Transhumaniste lui aussi, Alexandre Maurer définit le transhumanisme comme « la volonté de dépasser nos limites biologiques et de vivre en bonne santé ». Et il évoque un projet scientifique en cours, très controversé, The Human Brain Project, grâce auquel le cerveau pourrait devenir de plus en plus performant, et même, pourrait être totalement simulé.

« Que manquerait-il à l’intelligence artificielle pour simuler le cerveau humain ? », demande une femme du public, docteur en intelligence artificielle. « Scanner le cerveau ? On ne maîtrise pas », répond Alexandre Maurer.

 

Le défi de l’IA

 

Il est, certes, enthousiasmant de vivre plus longtemps en bonne santé, grâce à l’intelligence artificielle, remarque le psychiatre Serge Tisseron. Mais, une intelligence artificielle forte ne risque-t-elle pas de mettre l’homme de côté ? Ou bien faudrait-il la cantonner à certains domaines uniquement ? En outre, l’intelligence artificielle se nourrit de data (données), et de nos données personnelles notamment. Ne va-t-elle pas nous proposer « un deal » : « Je te donne l’immortalité contre le renoncement à ton intimité ».

 

Ce qui soulève le problème de la fuite des données. Selon Serge Tisseron : « La capture des données sera colossale. Nous ne serons jamais protégés intégralement. Et il faudra dire à nos enfants que ces technologies sont à la fois nos meilleures amies et nos pires mouchards ! » D’autant que cette capture de nos données personnelles, actuellement explicite, va devenir de plus en plus implicite.

 

L’intelligence artificielle est le maillon entre data et robots. Et les relations avec l’intelligence artificielle et les robots, sont équivoques, poursuit Serge Tisseron. « Le maillon faible, c’est l’homme ». Certes, le robot est une machine, mais qui va répondre et interpeller, ce qui peut entraîner une relation très particulière de l’homme avec son robot : de l’empathie artificielle, car la machine pourra repérer les signes de notre humeur et de notre état émotionnel ; des émotions artificielles, avec des robots qui reproduiront très bien les corps humains.

 

Le statut des robots

 

Dans la salle, un spécialiste en réanimation s’interroge sur ce qui manque au robot pour devenir un sujet ? L’intelligence artificielle est-elle un simulacre d’intelligence et l’empathie artificielle un simulacre d’empathie ? Serge Tisseron rappelle qu’au Parlement européen, on discute, en ce moment, sur le fait que les robots sophistiqués puissent avoir une personnalité juridique  (cf. Transhumanisme : « L’enjeu majeur, c’est la dignité de l’homme ») ! Et que les Américains demandent des lois contre la maltraitance des robots, sous prétexte que les humains pourraient souffrir de les voir maltraités ! Nous sommes envahis par un vocabulaire anthropomorphique, alors que l’intelligence artificielle n’est pas une intelligence au sens de l’intelligence humaine.

 

Pour Jean-Pierre Bourgeois, dont les recherches ont pour but de restaurer les capacités neuronales, et qui s’annonce, d’emblée, comme matérialiste, « tout le sujet humain est ses réseaux de neurones ». Peu à peu, constate-t-il, les prothèses descendent de l’extérieur du corps vers l’intérieur (pacemaker, valves neuronales…) et vont entrer dans les cellules cérébrales (cf. Une neuroprothèse permet à Bill Kochevar, tétraplégique, de commander son bras par la pensée) et même le génome. Il existe de plus en plus d’outils pour faire des manipulations génétiques dans le cerveau. « Mais en modifiant le génome, en va-t-on pas modifier l’homme dans sa forme ? », se demande-t-il ?

 

Le transhumanisme comme régression sociale ?

 

Le transhumanisme est une idéologie qui vient de la Silicon Valley, souligne le professeur Jacques Testart. Elle est en train de gagner la France via la Suisse et la Belgique, et fait des promesses irréalisables. Chez les Américains, indique-t-il, les transhumanistes sont, pour beaucoup, des informaticiens, qui raisonnent sur le vivant, sur l’humain, comme si c’était une machine. « ‘Transhumanisme’ est un nouveau mot pour une vieille idéologie du progrès. Que va devenir la dignité si on accorde de la dignité à un robot ? Et la liberté ? Et l’altérité ? C’est une régression, une infantilisation, dans une société de consommation ». Il va plus loin encore : « Pour moi, le transhumanisme n’est pas une idéologie, mais une religion ». Dont les trois piliers sont : procréation, mort de la douleur et mort de la mort.

 

« Le transhumanisme n’est pas un projet philanthropique, mais il y a un énorme projet économique derrière », pointe Serge Tisseron. Et une dimension philosophique, car tout ce dont nous parlons, c’est « l’homme augmenté ». Cependant, nous n’en sommes qu’à l’anatomie du cerveau, souligne Jacques Testart. « Et il y a une différence entre réparer et améliorer : la médecine veut réparer les corps, le transhumanisme veut améliorer ».  Mais « les transhumanistes surfent sur le progrès médical sans dire quand on est passé de la médecine à ‘l’homme augmenté’ », affirme Jacques Testart, qui ajoute : « Le transhumanisme, c’est vouloir donner à l’humanité des qualités qui ne lui   appartiennent pas. La médecine, c’est maintenir l’homme dans les qualités qu’il a en moyenne. Dans le transhumanisme, on change de paradigme ».

 

Entre innovation et progrès

 

Mais, « y a-t-il une différence fondamentale entre le cerveau humain et le cerveau animal ? », questionne le public. Pierre-Marie Lledo explique : « Les particularités du cerveau humain, c’est qu’il invente et produit des outils tellement complexes qu’il en est lui-même transformé, ce qui n’est pas le cas chez les animaux ». Une chose l’inquiète : « On confond progrès et innovation, car il y a une vision mercantile de ce corpus de connaissances qu’on est en train d’accumuler ».

 

Une autre question taraude une femme, chercheuse en intelligence artificielle et en robotique : « A quel point, dans le futur, y aura-t-il une différence entre l’homme et la machine ? » A quoi Serge Tisseron répond : « Il n’y aura pas de confusion avec des robots en métal ou plastique. Mais quand ils ressembleront vraiment à des humains ? Nous sommes déjà engagés dans une société ou des robots répondent au téléphone, sans dire qu’ils sont des robots ».

 

Jacques Testart : « Modifier la nature de l’espère humaine, de quel droit ? »

 

« Tous les possibles sont-ils souhaitables ? », déclare Pierre-Marie Lledo. « Le fleuve du progrès est un fleuve puissant, souligne Didier Cœurnelle, qu’on peut canaliser ». Mais « modifier la nature de l’espère humaine, de quel droit ? », s’exclame avec force Jacques Testart. « Car le transhumanisme propose, au final, la mort de l’humanité. Mais le soin, c’est différent de l’augmentation de l’homme ».

 

Finalement, martèlent Pierre-Marie Lledo et Serge Tisseron, le problème fondamental, « ce n’est pas ce qu’on peut faire de ces données numériques, mais ce qu’on veut en faire ».

 

[1] Pierre-Marie Lledo, neurobiologiste, directeur du département de Neuroscience de l’Institut Pasteur ; Jean-Pierre Bourgeois, neurobiologiste à l’Institut Pasteur, directeur de recherche émérite au CNRS ; Didier Cœurnelle, vice-président de l’Association Française Transhumaniste-Technoprog ; Alexandre Maurer, docteur en informatique, post-doctorant à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, membre de l’Association Française Transhumaniste-Technoprog ; Jacques Testart, neurobiologiste, « père » d’Amandine, le premier bébé éprouvette français (1982), président d’honneur de l’Association Sciences Citoyennes ; Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, membre de l’Académie des technologies ; Animation : Alain Perez, journaliste scientifique.

 

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