Monette Vacquin[1] est psychanalyste, membre de la Commission d’Ethique bio-médicale du Consistoire Israëlite de Paris et membre du Conseil Scientifique du département d’Ethique du Collège des Bernardins. Le 21 novembre, elle est intervenue au colloque « Technique, promesse et utopies : où va la médecine ? » organisé par le Collège des Bernardins. La question centrale de l’exposé de Monette Vacquin était la suivante : « Pourquoi, dans ce monde dominé par le triomphe de la rationalité instrumentale, celle ci ne s’oppose pas à l’irrationnel, aux superstitions, aux croyances, mais s’acharne contre la filiation, agit comme si celle ci était son pire ennemi ? »
L’actuelle sujétion de nos contemporains à la raison instrumentale a été prophétisée, selon Monette Vacquin, par trois ouvrages du XXe siècle : Nous Autres [2] d’Eugène Zamiatine, Le Meilleur des Mondes[3] d’Aldous Huxley, et 1984[4], de George Orwell. Tous les trois décrivent un monde assujetti à la raison, un « paradis philanthropique » et décrivent l’amélioration des sociétés humaines. Tous les trois mettent en garde contre cette illusion, contre ce bien qui est en réalité une « monstruosité ». L’utopie sous-jacente est clairement identifiée par la conférencière : il s’agit de l’utopie positiviste, laquelle consiste à procurer un « bonheur rationnel » aux hommes grâce aux progrès de la technique et au bon usage de la raison.
Les trois ouvrages mettent en scène la « dépsychisation » de l’homme qui le coupe de son environnement et vide son inconscient. Ainsi, dans le Meilleur des Mondes, les gouverneurs utilisent les moyens scientifiques pour mettre au point la « révolution ultime, personnelle, véritablement révolutionnaire », dans le but d’obtenir la stabilité sociale. Aldous Huxley annonce un monde où les bébés sont fabriqués en éprouvette, où le mot « parent » est devenu obscène et bannis depuis l’apparition de l’ectogenèse (la gestation en dehors du corps humain, ou utérus artificiel) qui met fin à la « reproduction vivipare ». Il prédit également la promiscuité sexuelle, où « chacun est la propriété sexuelle de tous », et l’anéantissement de la filiation. Monette Vacquin trouve étonnant de voir aussi prégnant déjà le mot de « solidarité ». Un mot qui justifie aujourd’hui « la mise dans l’échange des tissus, des organes, ou des gamètes. Le don de gamètes ? De la solidarité. La location d’utérus ? De la solidarité ? Les bébés médicaments ? De la solidarité de vies non advenues, de la solidarité trans-générationnelle en quelque sorte ».
Monette Vacquin esquisse une critique de la raison instrumentale. « Que la raison soit dangereuse est un scandale. Comment en effet faire la critique de ce qui peut habiter la science, sans s’exposer à l’accusation d’obscurantisme et être renvoyé à une position défensive ? Et est-ce possible ? Et sous quelle forme ? » Certains auteurs s’y sont attelé, comme Jacques Lacan[5]. Ainsi, dans son Séminaire sur l’Ethique, livre-t-il ses intuitions : « Au long de cette période historique, le désir de l’homme, (…) s’est tout simplement réfugié dans la passion la plus subtile, et aussi la plus aveugle, comme nous le montre l’histoire d’Œdipe, la passion du savoir. C’est celle là qui est en train de mener un train qui n’a pas dit son dernier mot.
(…) C’est un fait qu’ils se sont laissé faire, que la science a obtenu des crédits, moyennant quoi nous avons actuellement cette vengeance sur le dos. Chose fascinante, mais qui pour ceux qui sont au point le plus avancé de la science, ne va pas sans la vive conscience qu’ils sont au pied du mur de la haine ».
Pour sa part Monette Vacquin, face au scientisme qui risque de véhiculer la « dé-raison », en appelle à un sursaut de l’autre raison, la « raison humaine ».
[1] Monette Vacquin est l’auteur de Frankenstein ou les délires de la raison (1989), Ed. F.Bourin, et de Main basse sur les vivants (1999), Ed. Fayard.
[2] Zamiatine, Eugène : Nous Autres, 1920, Editions Gallimard.
[3] Huxley, Aldous : Le Meilleur des Mondes, 1931, Editions Plon.
[4] Orwell, George : 1984, 1949, Editions Folio.
[5] Lacan, Jacques : L’Éthique de la psychanalyse (1959-1960)