Le professeur Catherine Borella, philosophe et formatrice en éthique de la santé, s’interroge dans le bulletin des gynécologues obstétriciens français[1] sur ce qui est pour elle le « défi majeur pour la médecine du 21ième siècle » : le respect de la vulnérabilité.
A l’heure des « techniques toujours nouvelles de réanimation, des progrès de la génétique, de l’assistance médicale à la procréation, de l’imagerie médicale, etc. », mais aussi des possibles améliorations des performances de l’homme, « naître, souffrir et mourir ne se vit plus de la même manière ». Dans une société où nous cherchons à tout « surmonter, neutraliser, contrôler », « tout à changer quant à notre manière de vivre la vulnérabilité », car nous avons les moyens techniques de la « combattre ». Nous sommes à la fois « riches en savoir mais pauvres en sagesse » : nous repoussons sans cesse nos limites, mais « la souffrance, la maladie et la mort sont évidemment toujours là, et nous sommes de moins en moins capables de les assumer », de leur donner un sens.
Aussi face à tous ces progrès, « le vrai défi » pour la médecine de demain ne serait il pas « de ne jamais perdre de vue notre vulnérabilité et notre mortalité », qui sont les lieux « privilégiés dans lesquels notre humanité déploie sa force, sa sagesse et sa créativité ».
Les progrès techniques et scientifiques nous conduisent à « ne plus savoir comment nous situer face à la vulnérabilité ». De fait, « ce que nous savons faire nous pose des problèmes existentiels complexes ». L’exemple de la médecine prédictive [2] est éloquent : « Sommes-nous faits pour un tel savoir, est-il humainement supportable ? » Les cas de réanimation néonatale, mais aussi les questions éthiques liées aux tests de dépistage de la trisomie 21 démontrent les paradoxes du progrès médical : doit-on regretter d’avoir pu faire vivre un bébé ? Une femme enceinte doit-elle « choisir » ou non la possibilité du handicap ?
La vulnérabilité est « une valeur précieuse et essentielle de notre humanité », c’est pourquoi il est « urgent » et « incontournable » de la respecter. Elle « échappe à toute tentative de normalisation de l’extérieur », car « on ne dicte pas scientifiquement ses normes à la vie », explique le Pr Borella en citant Georges Canguilhem. La notion de norme interroge : « Où en sommes-nous de notre responsabilité collective quant à l’accueil des plus faibles, des moins productifs, des moins conformes à un pseudo idéal de santé et de force ? »
La vulnérabilité est encore « une force ». Plus précisément, elle est « à l’origine d’un surcroît de force par lequel l’être humain se surpasse, et qui fait se surpasser ceux qui l’accompagnent ». En effet, la maladie ou le handicap sont « une autre allure de vie », le « développement d’un autre potentiel, qui créé lui-même d’autres normes ». Cette « force imprévisible » s’oppose à tout « système eugéniste » qui lui « ne change jamais de référentiel » et reste « attaché à un type de norme ». Mais « aucun système de référence n’est absolu, et il suffirait de changer de référentiel normatif pour bousculer les schémas préétablis ».
Le soin de demain ne pourra faire l’impasse sur notre vulnérabilité. Il nous faut « comprendre que la vulnérabilité est ce par quoi l’être humain peut développer un surcroît de force et de liberté, parce qu’elle révèle l’infinie richesse de nos potentialités pour nous soutenir nous-mêmes ou pour soutenir autrui ».
[1] Bulletin de la fédération des Cercles d’études des gynécologues obstétriciens des centres hospitaliers français n°33, décembre 2015, p19-21.
[2] « Faut-il que je me décide à savoir si je suis porteur du gène de la Chorée de Huntington, et si finalement je ne veux pas le savoir pour moi même, puis-je ne pas me préoccuper du statut génétique de mes enfants, à venir ou déjà nés ? Mais savoir si je suis porteur, c’est savoir de quoi je mourrai à coup sûr (…), et dans quelle terribles circonstances ».