Faisant référence au titre de Jacques Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle, qui critiquait en 1954 l’assujettissement de l’homme à la technique, Eric Sadin livre une critique virulente de l’idéologie sous-jacente au développement de l’intelligence artificielle dans nos sociétés. S’attaquant au discours messianiques et lénifiants des grands chefs d’entreprise du monde de l’économie numérique ou des hommes politiques, il montre en quoi l’intelligence artificielle est l’aboutissement de l’entreprise libérale de la marchandisation de l’homme. Le principe d’une intelligence artificielle étant à la fois d’énoncer un diagnostic après l’analyse de données (ce qu’il appelle « énoncer la vérité ») et de proposer une action optimale à mener en fonction de ce diagnostic, le risque de cette technologie est d’amener l’homme à renoncer volontairement à sa capacité de décision, à son autonomie, et à se conformer à un système économique qui le pousse à se transformer en consommateur béat, dans « l’ignominie d’une société des loisirs perpétuels ». Selon l’auteur en effet, l’ultralibéralisme économique trouve son achèvement avec l’intelligence artificielle qui lui permet progressivement de substituer la machine à l’homme au travail, non seulement dans les entreprises, mais aussi dans les organisations non marchandes : médecine, justice, défense. Il y voit non seulement un affront à la dignité humaine par la négation de la singularité de la personne, remplacée par des algorithmes, mais surtout l’avènement de la fin de l’histoire promue par la fin du politique, devenu management prédictif de sociétés calquées sur le marché.
On ne peut que se sentir alerté par une telle analyse, qui s’appuie sur des faits et expérimentations actuels. Selon l’auteur, la technique n’est pas neutre, et son usage dans ce cas particulier ne peut qu’être néfaste. Mêlant parfois l’analyse de l’idéologie ultralibérale et celle des systèmes techniques, il a tendance à voir l’intelligence artificielle comme un outil homogène dont la performance est destinée à s’améliorer sans cesse, se montrant par conséquent un peu caricatural. Sa description de l’emploi d’intelligences artificielles pour les systèmes militaires se réduit par exemple à une critique sommaire des « robots-tueurs », ignorant de nombreux domaines où l’apport technique devrait apporter des avantages appréciables. Enfin, sa vision très pessimiste d’un monde soumis au monopole de quelques entreprises géantes du numérique ne reconnaît pas assez que certaines promesses des promoteurs de l’intelligence artificielles restent aujourd’hui hypothétiques, et que la performance de systèmes dits « larges » (au champ d’action élargi à des activités complexes) n’est pas garantie aujourd’hui.
Enfin, ses propositions de lutte contre la mise en place de l’intelligence artificielle dans de nombreux secteurs d’activité, si elles sont concrètes, applicables et sympathiques (lutte juridique pour faire respecter le droit du travail, modification des habitudes de consommation individuelle, promotion de la précision de la langue en opposition à la « novlangue » à la mode…), restent fondées sur une conception de la dignité humaine issue des philosophies des Lumières. L’auteur définit l’humanisme que nous devrions défendre « comme celui qui nous enjoint de cultiver nos capacités, seules à même de nous rendre pleinement maîtres de nos destins ». L’antihumanisme d’un projet techno-libéral ambitionnant de supprimer l’incertitude du monde et d’optimiser le fonctionnement des sociétés dans une logique de profit devrait donc être contré par la promotion de la créativité humaine « favorisant l’éclosion d’une infinité de possibles ». L’absence manifeste de toute allusion à la transcendance et la recherche volontaire d’un certain relativisme politique et social fait perdre de sa force au chapitre sur les solutions possibles.
Eric Sadin nous livre une analyse décapante des dessous de la technique, mais les remèdes qu’il propose nous laissent sur notre faim.
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