Pouvons-nous encore prendre des décisions ? Ne nous faut-il pas craindre que la post-vérité nous ait embarqués plus loin que dans la cancel culture, dans l’annulation pure et simple de la culture, laquelle nous permettait d’évaluer en toute chose ce qui est de bonne ou de mauvaise facture ?
Des questions que pose Emmanuel Brochier, doyen et directeur de l’IPC. Facultés Libres de Philosophie et de Psychologie.
Le syntagme post-vérité est entré en 2016 dans le dictionnaire d’Oxford pour désigner « un ensemble de circonstances » parmi lesquelles il y a les réseaux sociaux qui nous conduisent à de promptes réactions plutôt qu’à une réflexion équilibrée. La vitesse vertigineuse avec laquelle nous aimons désormais communiquer implique que nous ne faisons que relayer des informations plus ou moins douteuses pour lesquelles nous ne prenons le temps d’aucune vérification avant de les utiliser dans le débat public. Avec la post-vérité, il ne s’agit plus d’éclairer l’intelligence, mais de constituer une force capable d’écarter un certain nombre de questions ou de positions. Dans l’ère de la post-vérité, les peurs et les désirs se substituent aux arguments soigneusement établis. Dans l’ère de la post-vérité, on parle beaucoup, on prend beaucoup de décisions, mais on parle pour ne rien dire, car il n’est plus possible de ne rien définir. On se contente de répéter ce qui plaît. Et nos décisions se réduisent alors à de simples expérimentations. On essaie ce qui marche. Il n’y a plus ni bien ni mal. En lieu et place, on trouve l’innovation. Il s’agit d’exercer un impact sociétal dont la seule limite est qu’il soit toléré par le plus grand nombre. Donnera-t-on ici des exemples ? Pouvons-nous parler de la pandémie, des lois de bioéthique, du nouveau bac, ou de notre rapport à l’histoire ? Est-il encore possible d’en débattre à la manière d’un Socrate ? Ne sommes-nous pas immédiatement rangés dans un camp ou dans un autre, qui fait de toute prise de position un acte de militance. Bergson aimait au contraire parler de la politesse supérieure de l’esprit, laquelle consistait selon lui à savoir trouver dans l’idée adverse des points communs, car l’idée, disait-il, est au fond amie de l’idée, même de l’idée opposée, à moins qu’elle ne passe devant le tribunal de nos passions. Pour Bergson, tout l’intérêt de l’étude de la philosophie était de nous apprendre à cultiver cette juste impartialité. Le problème est que dans l’ère de la post-vérité la philosophie elle-même est devenue la servante du paradigme technocratique.
Caractériser notre époque en termes de post-vérité, c’est en même temps faire l’aveu d’un changement profond et d’une incapacité à le nommer. Serait-il possible d’avoir un changement plus profond que celui d’une époque où le mensonge lui-même n’a plus sens, puisqu’il présuppose la vérité ? Cependant, plus qu’à un simple changement, l’avènement de la post-vérité ressemble à une révolution qui nous ramène au point de départ, et en l’occurrence à cette époque présocratique où, ainsi que l’a montré Platon dans ses dialogues de jeunesse, la sagesse n’était pas encore mesurée à l’aune de la vérité, mais consistait tout entière en l’excellence dans l’exercice d’une compétence technique, comme piloter un navire le long des côtes quand on réussit à éviter les écueils, ou écrire à la manière d’Homère un grand récit qui mêle à la tradition l’imagination poétique afin d’évoquer des origines dont personne n’a pu être le témoin, et ce, lorsqu’on est capable d’engendrer au sein d’une communauté politique un consensus et des pratiques communes que presque personne ne veut plus remettre en question. Dans ce cas, certes, nous restons encore des Homo Sapiens, mais dans un sens qui n’est plus le même. C’est dire la profondeur du changement auquel nous assistons, puisqu’il est anthropologique.
En réalité, la post-vérité n’est que la version sociale de ce qu’on appelle depuis 1979, avec Jean-François Lyotard, la postmodernité. Le philosophe de Vincennes, comme on sait, fut l’auteur d’un rapport commandité par le gouvernement du Québec sur l’état du savoir, qu’il intitula La condition postmoderne. Il lui semblait alors qu’avec l’avènement de l’informatique était arrivée « la fin des grands récits », ceux des philosophes qui proposaient un sens à l’activité scientifique et universitaire, comme Hegel en Allemagne, ou les philosophes des Lumières en France. Dans cette perspective, Lyotard dressait un constat terrible qui a fini, hélas, par devenir une évidence : « on n’achète pas des savants, des techniciens et des appareils pour savoir la vérité, mais pour accroître la puissance ». L’ère de la post-vérité apparaît ainsi comme l’ère de la performance. C’est donc la victoire de Hobbes sur Descartes : dès l’aube des temps modernes, l’auteur du Léviathan était en effet convaincu que le désir de savoir comme celui de richesse ou d’honneur n’est que l’une des formes du désir de puissance. Or nous savons avec lui, qu’habité par un désir de cet ordre, l’homme ne peut être qu’un loup pour l’homme. Tel est sans doute le malheur de la post-vérité.
Dès lors, pouvons-nous encore prendre de justes décisions ? La post-vérité désigne selon le dictionnaire d’Oxford les circonstances selon lesquelles les faits objectifs influencent moins l’opinion publique que l’émotion ou les croyances personnelles. Le risque en de pareilles circonstances est que nos choix ajoutent de la tragédie au malheur qui est le nôtre. Il nous faudrait pour en sortir recouvrer le sens de la vérité. Mais il nous faudrait la chercher sans en attendre aucun pouvoir. Est-ce seulement encore possible ?
Photo : Matthias Wewering de Pixabay
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