Sous le titre « Le patient au temps des protocoles », Roland Gori, psychanalyste, professeur de psychopathologie clinique à l’Université Aix-Marseille, intervenait vendredi 21 novembre au Collège des Bernardins, dans le cadre du colloque organisé sur le thème : « Technique, promesses et utopies : où va la médecine ? ». Sa conférence visait à interroger les conditions sociales et culturelles, les pratiques sociales, pour expliquer le changement de paradigme de la médecine.
Un savoir en « langage machine »
Roland Gori note tout d’abord que le savoir n’est pas la science, mais qu’il existe une « grammaire » par laquelle le discours de la médecine se transmet dans la société. Le savoir calibre ce qui, de la science, se trouve admis dans la société et participe à son projet. Aujourd’hui, il constate que tout se convertit en langage de machine. Cette évolution a fortement contribué à transformer la nature du savoir, et a exclu tout le champ du récit, de la parole : la médecine est devenue une usine à soins : « le patient s’est transformé en statistique », étrangère aux méthodes artisanales du praticien. Du modèle anatomique, la médecine est passée à un modèle physiologique. « Nous sommes au temps des modes d’emploi ».
Le savoir dépend aussi des formes de pouvoir d’une société qui génèrent un style anthropologique spécifique, et de leur économie symbolique. Toutes les recherches qui se traduisent en langage de machine, ont des affinités évidentes avec le gestionnaire, mais elles ne laissent plus beaucoup de place à la relation. Pourtant, les gestes humains, un sourire, une parole, sont essentiels tant pour le soignant que pour le malade.
Une médecine efficace mais qui évite le rapport à l’autre
Roland Gori souligne que nous sommes entrés dans « une culture qui rejette le tragique au profit du pratique ». Cette culture engendre une tyrannie des normes. « Tout se passe comme si on pouvait gouverner par les nombres. Tout devient valable à partir du moment où les chiffres le disent ». La technique supplée désormais aux carences de fiabilité accordées à un diagnostic, à l’expertise. Elle requiert simplement son exécution : elle est efficace, elle permet d’aller vite. La technique économise d’avoir à penser, de ressentir de la culpabilité par rapport à l’autre, au monde. Il citera plus tard Hannah Arendt qui inscrivait la « banalité du mal » dans l’absence de pensée.
Avec l’extrême médicalisation de l’existence, qui dépasse le seul cadre de la maladie, nous en terminons avec les grands récits, Roland Gori regrette que : « l’art de se raconter se perd. C’est comme si on avait été privé d’une faculté qu’on croyait inaliénable. Nous vivons une amnésie de l’histoire qui nous propulse dans une quête boulimique d’information ».
Administrer plutôt que soigner
Pour évoquer des conséquences concrètes de cette tyrannie, il prend l’exemple des bracelets électroniques imposés en Angleterre aux personnes arrêtées en état d’ébriété, qui font quelques excès occasionnels (cf. Le monde du 2 août 2014). Ces bracelets mesurent toutes les 30 minutes le taux d’alcool dans le sang et la moindre alerte « renvoie le fautif devant les tribunaux ». La méthode est jugée « moins chèr[e] et plus efficace ». Elle vise une anomalie : boire quelques verres de trop et se bagarrer, pas une pathologie. Pour lui, « On ne croit plus au soin et à la ‘perfectionnabilité’ de la personne. On cherche simplement à gérer de possibles déviances ou des récidives. Les personnes sont administrées comme des choses ».
« Nous croyons désormais à l’exécution du code qui fait de l’homme un instrument », conclut Roland Gori. Tout se passe sans qu’il n’y ait plus de référence à la sagesse.