A quelques heures du dîner que le président de la République consacre à l’approche de la fin de vie, Emmanuel Hirsch, professeur émérite d’éthique médicale à l’université Paris-Saclay, membre de l’Académie nationale de médecine et président du conseil d’éthique de l’Institut Rafaël, décrypte la tournure du débat actuel dans un entretien pour l’hebdomadaire Valeurs actuelles. Gènéthique le reproduit ici avec l’accord d’Emmanuel Hirsch.
La Convention citoyenne a majoritairement voté le 19 février pour une aide active à mourir. Qu’en pensez-vous ?
Emmanuel Hirsch : Je pense que les conventionnels réunis dans le cadre de la Convention citoyenne sur la fin de vie ont réalisé un travail méthodique quelque peu compromis par un surprenant vote anticipé le 19 février alors que les travaux n’étaient pas conclus. Des données statistiques ont été communiquées, donnant à penser que nous étions suspendus à l’attente de ces chiffres, de ces quantifications qui détermineraient nos conceptions collectives de nouveaux droits pour “bien mourir”. J’attends le document final qui nous est annoncé mi-mars avec des précisions relatives aux conditions qu’auront préconisées ces citoyens, restreignant l’application d’une législation favorable à l’euthanasie et au suicide assisté à laquelle ils semblent majoritairement adhérer.
À en juger par la réaction de certains d’entre eux, ils considèrent parfois tendancieuse la formulation des questions qui ont été soumises à leur vote, ainsi que la divulgation de ce scrutin avant qu’ils se soient accordés sur les réserves qu’ils estiment indispensables de poser. Je respecte cette initiative de la démocratie participative, mais il conviendrait d’adopter une position de prudence et de retenue. Elle a manqué au comité de gouvernance de la Convention dans son impatience à provoquer un vote et à rendre publics les résultats. Comme si la tentation serait de donner à croire que les calculs et proportions statistiques sont la réponse incontestable issue de cette consultation, pourtant différente d’un sondage d’opinion. Ces citoyens ont saisi mieux que d’autres la complexité des enjeux et n’accepteront pas d’être instrumentalisés et de servir de caution.
J’observe de surcroît que cette Convention porte sur l’aide active à mourir et non sur la fin de vie d’un point de vue général. Lorsque la Première ministre demande aux conventionnels : « Le cadre d’accompagnement de la fin de vie répond-il aux différentes situations rencontrées ? » ou si d’ « éventuels changements » doivent être introduits, elle ne semble pas induire d’emblée les questions formulées par le comité de gouvernance. Dans les questions posées aux citoyens le 19 février, les conditions d’accès aux soins palliatifs ne sont pas même évoquées. Si un droit opposable au suicide assisté ou à l’euthanasie était décidé, il paraît importer davantage aux organisateurs de la Convention que le droit opposable aux soins palliatifs, position à mon sens d’une tout autre valeur sociétale et qui n’apparaît pas dans les éléments présentés.
Les conclusions de la Convention citoyenne auront-elles une portée sur la décision politique ?
EH : Vous avez noté que le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a anticipé les conclusions de la Convention, rendant public son avis no 139 dès septembre 2022 (cf. Avis du CCNE : en marche vers “l’aide active à mourir” ?). Cela en dit long sur la considération accordée à cette consultation dont, comme le président de la République, cette instance souhaitait l’organisation… Sa volonté était probablement de préempter une position morale favorable à la légalisation encadrée de l’euthanasie. Nombre de parlementaires ont du reste affirmé qu’ils n’étaient en rien tenus par les préconisations des 167 conventionnels votants. Nous donner à croire, y compris par l’organisation de multiples débats dans le pays, que le temps de la concertation précède l’arbitrage politique n’est que peu convaincant. En quoi les états généraux de la bioéthique organisés par le CCNE en 2018 ont-ils effectivement influé sur la révision de la loi relative à la bioéthique ?
Il nous est indiqué que le président de la République devrait exprimer son choix d’évolution possible de la loi sur la fin de vie fin mars. C’est dire que la décision relève de son appréciation politique de l’opportunité et du gradient d’une cinquième révision de la législation. S’il hésitait, l’actuelle proposition de loi déjà discutée au Parlement en avril 2021 serait à nouveau à l’ordre du jour. Son auteur, qui préside la mission d’évaluation de la loi du 2 février 2016 “créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie”, avait déposé dès le 17 octobre 2017 une proposition de loi donnant le droit à une fin de vie libre et choisie ! La légalisation de l’aide active à mourir est un processus engagé, seuls ses conditions d’application et le bon agenda politique semblent faire véritablement l’objet des arbitrages.
Selon vous, légiférer sur l’aide active à mourir n’est pas une bonne idée ?
EH : Penserait-on un instant débattre de l’opportunité de consacrer une législation à l’aide active à vivre ? Tant de personnes pourtant y trouveraient le signe de solidarités à repenser ensemble alors que nous avons tendance à nous habituer sans y prêter attention aux abandons de nos essentiels. L’euthanasie et le suicide assisté, était-ce vraiment l’urgence, plutôt que de légiférer sur nos obligations sociales auprès des personnes qui vivent souvent dans l’isolement et avec un sentiment d’exclusion de l’espace public, le parcours dans la maladie, les handicaps ou la vieillesse chez soi ou en établissement ?
L’hôpital s’effondre, de nombreuses fragilités humaines et sociales se sont accentuées au cours de la pandémie, les professionnels du domaine médico-social vivent des situations d’épuisement et de vulnérabilité qui altèrent le sens et la capacité de leurs engagements. Nos valeurs communes semblent abrasées par des mutations, des adaptations contraintes au nom de critères discutables, ainsi que par des renoncements qui aggravent les injustices, les replis individualistes et le doute sur ce qui fait encore sens, sur ce qui nous importe et fait société. Dans ce contexte, que certains analysent comme une crise de la démocratie, l’exécutif considère que notre souci du bien commun sera renforcé par l’expression d’une compassion publique affirmée dans la consécration de droits favorables à la mort médicalement octroyée. Qu’en est-il en pratique de nos devoirs de fraternité et de non-abandon à l’égard de la personne qui éprouve une souffrance de vie, au point de considérer parfois qu’anticiper sa mort est préférable à une survie insupportable, indigne d’être vécue ? En outre, légaliser l’euthanasie poserait la question des limites : quelles maladies se verraient éligibles ou non à la mort assistée ?
D’autres pays, notamment européens, ont pourtant adopté des législations que certains estiment comme un modèle à suivre…
EH : La loi belge du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie -c’est son intitulé – n’évoque en rien le « droit à une fin de vie libre et choisie » comme celle discutée à l’Assemblée nationale en avril 2021. Elle dépénalise l’euthanasie de manière explicite, en détaillant des procédures, sans se référer à des concepts philosophiques dont on peut discuter l’interprétation et l’usage qui en est fait à titre de légitimation.
Tenter d’énoncer dans la loi forcément générale et normative les critères qui délimiteraient strictement son champ d’application s’est avéré vain dans les pays qui ont cru pouvoir contrôler les protocoles et les procédures de la mort médicalisée. Chaque existence est singulière, toute fin de vie est l’achèvement d’un parcours personnel. Viser un texte de loi qui établirait en termes de droits les critères d’éligibilité à la mort médicalement administrée est une démarche discriminatoire à l’égard des situations dites “exceptionnelles” qui seraient identifiées pour autoriser l’acte létal. Certaines maladies, certaines souffrances seraient-elles plus indignes à vivre que d’autres ? Du reste, c’est une critique qui a été invoquée pour justifier l’extension des législations relatives à l’euthanasie dans les pays qui affirmaient initialement être en mesure d’en circonscrire les pratiques. La notion de justice a été avancée pour revendiquer leur application, y compris en faveur de personnes qui ne seraient pas en
fin de vie ou qui du fait de maladie psychiatrique seraient entravées dans leur faculté de discernement ou dans l’incapacité d’expliciter leur volonté.
Notre approche de la fin de vie ne saurait relever de conceptions générales et de dispositifs dont on constate qu’admis comme des normes, voire des bonnes pratiques médicales, ils banalisent ce qui devrait relever d’une décision appréhendée avec circonspection et bienveillance, concertée, encadrée et considérée comme une transgression assumée en tant que telle.
Vous dénoncez un processus législatif français mouvant et en constante progression vers l’euthanasie. ..
EH : En tant que professeur d’éthique médicale, j’observe combien les lois de bioéthique ont évolué depuis 1994. Je constate un développement palliatif pathétique : elles accompagnent les évolutions et préparent une acceptabilité progressive de l’euthanasie. On habitue les gens par dose, il n’y a aucun sujet sur lequel on ne renonce pas aux principes initiaux d’éthique
qui fondaient notre bioéthique à la française.
Cette progression aurait eu lieu, en particulier, avec la loi du 2 février 2016 légalisant une sédation profonde et continue. Pourquoi ? Quelle législation était acceptable ?
EH : La loi de 2 février 2016 a visé un compromis transitoire, faute pour François Hollande de faire aboutir, après la “manif pour tous”, la proposition électorale no 21 de ses “engagements pour la France” en faveur d’une « assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité ». En 2023, le président de la République semble avoir pris le relais, déterminé sur une forme ou une autre à marquer son quinquennat par une évolution sociétale dont l’amplitude tiendra compte de son acceptabilité politique.
Il est évident que la loi de 2016 qui promeut la sédation profonde et continue jusqu’au décès ne satisfait pas ceux qui refusent cette forme de sédation euthanasique ou d’agonie lente. Elle coupe toute possibilité de relation car c’est une forme de coma thérapeutique irrévocable. Les proches et les professionnels vivent très difficilement l’altération du corps du malade pendant cette sédation profonde. On ne sait pas ce qu’il vit et ressent. Elle est très distincte de la sédation proportionnée, réversible et graduée utilisée en soins palliatifs pour que la personne se repose, pour maintenir le plus longtemps possible la relation. M.
Vincent Lambert est ainsi mort neuf jours après que le protocole lui a été administré…
C’est pourquoi l’exigence de loyauté et de transparence imposerait désormais qu’on puisse se prononcer sur l’opportunité de déléguer à un médecin la pratique d’un homicide considéré comme relevant d’un droit reconnu à la personne qui souffre.
L’aide active à mourir est du fait de son intentionnalité un acte létal assimilable à la sédation profonde et continue jusqu’au décès, dont la finalité n’est pas d’atténuer les souffrances mais d’abréger l’existence.
La loi de référence est selon moi celle du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie. Elle s’oppose à l’obstination déraisonnable, et soutient que prévenir et atténuer une souffrance réfractaire est un impératif pouvant justifier que l’usage de certains protocoles d’apaisement puisse abréger une fin de vie sans en avoir l’intention. Cette loi a été considérée comme éthique et compatible avec les valeurs et les missions dont sont comptables les professionnels de santé. Engager sa révision en 2012, c’était abolir un modèle français d’approche humaniste, prudente, bienveillante et juste de nos responsabilités auprès de celui qui va mourir.
Au regard des avancées du débat actuel, quelles seraient vos préconisations ?
EH : Je doute qu’elles soient prises en compte, hors champ du débat actuel. J’en émettrai toutefois quatre : socialiser l’approche de la maladie chronique, des handicaps, des pertes d’autonomie et du grand âge afin de lui conférer une dignité et une attention politiques ; considérer l’accès aux soins palliatifs comme un droit opposable ; intégrer la législation relative aux conditions d’accompagnement social et médical de la fin de vie à une loi relative à la démocratie en santé ; si le Parlement se prononçait en faveur de l’homicide délégué à un tiers dans l’assistance active à mourir, cette fonction ne devrait pas être assignée à un médecin, même si une clause de conscience lui était reconnue. Si le médecin qui me soigne pouvait m’euthanasier, cela susciterait pour le moins une ambiguïté qui fragilise notre relation. Il ne s’agit pas d’un acte médical. Je suis attaché à ce que soient préservées les valeurs inconditionnelles de l’engagement soignant. On a plus que jamais besoin d’humanité et d’une responsabilité partagée qui s’élabore dans le temps.