Alors que le “respect” que nous accordons aux êtres est souvent mesuré à l’échelle du pouvoir, de la position sociale ou du prestige, comment dépasser la disgrâce du corps handicapé pour accueillir l’autre tel qu’il est ? Telle est l’interrogation de la philosophe Danielle Moyse, enseignante chercheuse à l’IRIS ((CNRS/HESS) dans son ouvrage Handicap : pour une révolution du regard. Pour y répondre, elle se livre à une réflexion qui s’articule autour de deux questions fondamentales : “Comment dépasser l’effet de sidération que provoque souvent la présence d’un ‘handicap’, ou simplement une apparence corporelle peu ordinaire ?” ; “comment la violence si fréquente du regard porté sur les femmes et les hommes qui ne sont pas nantis de facultés intactes pourrait-elle ne pas être dévastatrice, quand l’altération d’une de ces aptitudes est appréhendée avant que l’enfant ne vienne au monde ?“
Etudiant la nature de la relation entre regard, évaluation et respect, D. Moyse montre que quand notre regard sert à évaluer, notre respect devient conditionnel. L’auteur s’inquiète notamment du regard porté sur l’enfant à naître qui modifie les conditions dans lesquelles il voit le jour alors même que toute personne a besoin du regard de l’autre pour déployer son être. Lors de l’arrêt Perruche, le Collectif contre l’Handiphobie a porté plainte contre l’Etat afin de protester contre ce regard, porté par les magistrats de la Cour de Cassation.
Voir l’humanité du corps singulier
Porter sur l’autre un regard respectueux, c’est d’abord le voir dans ce qu’il est : un être humain. Le corps étant le fragile lieu d’apparition de l’humanité, il peut être un obstacle à notre présence au monde et à la relation. Si l’autre peut se faire d’autant plus présent que son corps peut se faire mieux oublié, l’enjeu est d’atteindre l’autre malgré son apparence disgracieuse, malgré son corps qui concentre toutes les attentions car le regard “surpris par une apparence peu ordinaire, peut en venir à chosifier purement et simplement ceux qu’il aperçoit sans les voir“. C’est la raison pour laquelle les hommes qui ont voulu en déshumaniser d’autres ont commencé par dégrader leur apparence physique. D. Moyse remarque que les présupposés eugénistes de notre regard trouvent leurs fondements dans la révolution philosophique qui à conduit l’homme d’enfant de Dieu, à celui de sujet, maître de lui puis des autres. Sa supériorité affirmée, il se croit autorisé à évaluer, jauger et sélectionner.
Voir par échographie l’enfant à naître
La réduction de l’autre à son infirmité est accentuée par la pratique du dépistage prénatal, notamment car le corps de l’enfant est perçu à travers un écran. L’échographie livre au regard de l’autre un corps absent, l’imagerie déréalise l’enfant, l’enfant est tenu à distance et il ne peut opposer au regard sa présence effective et affective. Le lien de l’enfant avec sa mère, sa famille, le médecin en est modifié et cette première rencontre de l’enfant arraché par l’image à son refuge immémorial avec ses parents, se transforme en une traque médicale.
La rêverie maternelle peut devenir cauchemar, d’autant plus que l’imaginaire est investi de fantasmes aggravés par l’imprécision de l’image. Danielle Moyse, analysant l’évolution conceptuelle et donc philosophique du mongolisme à la trisomie, rappelle que le domaine de l’investigation prénatale est entaché de symboliques selon lesquelles la malformation physique serait liée au mal moral. L’enfant à naître est donc condamné à ne passer le barrage de la détection prénatale que s’il est innocent. Plane sur lui le “maléfice du doute“. Il doit prouver qu’il n’est pas “affecté d’un mal qui le repousse aux confins même de l’humanité“.
Des personnes hors du commun
En conclusion l’auteur nous invite à changer de regard et à considérer que les “singularités physiques, psychiques ou intellectuelles” ne sauraient faire oublier “que toute fille, tout fils d’homme et de femme, fait partie intégrante d’une humanité multiple, indéfinissable, échappant à toutes les normes qu’elle s’est pourtant plu à imposer, à s’imposer.” “Loin s’en faut que ces hommes et ces femmes hors du commun se limitent effectivement à ces incapacités auxquelles le regard des autres, par peur et par ignorance, s’est souvent plu à les réduire pour mieux s’en tenir à l’écart, parfois les anéantir, ou s’épargner au moins les efforts que nécessite la fréquentation d’un être humain en difficulté. Fort heureusement de grands précurseurs ont su considérer tous les êtres humains dans leurs espérances communes, quelles que soient leurs aptitudes” et cet “accueil de tous par tous contribue à les grandir communément “.
Handicap : pour une révolution du regard, Danielle Moyse, mars 2010, Presses universitaires de Grenoble.